Au plus près des œuvres de Bruegel et de Caravage

Si certains peintres, plus que d’autres, nous fascinent durablement, sans aucun doute est-ce parce qu’ils offrent à nos regards et plus encore à nos attentes intérieures de véritables chefs d’œuvre dont la qualité et l’originalité traversent les siècles. Non seulement par le choix des sujets, la composition d’ensemble, l’harmonie des couleurs, ils nous proposent des visions du monde et des êtres qui séduisent déjà de loin l’œil et retiennent l’attention, mais aussi par une espèce de minutie qui devient une manière de voyage dans ce monde en retrait et de connaissance des petits personnages qui l’habitent, ils prennent possession de nos mémoires.
En effet, par le soin des détails, jusqu’aux plus infimes, autant que par l’ordonnance parfaite des plans principaux, chacun de leurs tableaux répond au désir d’en découvrir toujours plus, d’utiliser une échelle différente, comme si nous savions à l’avance que nous ne serons pas déçus par l’exploration de ce qui en arrière, réduit, faussement secondaire.

Ces deux ouvrages en apportent une preuve manifeste, car avec les deux artistes qu’ils présentent, ils invitent le lecteur à comprendre l’infini de ces deux dimensions. À distance, ce sont des tableaux d’une absolue beauté, un témoignage authentique et inspiré du temps, une image exacte et idéalisée des gens et des lieux. De près, nous sommes devant l’affirmation de leur savoir et la confirmation de leurs talents à parachever ce qui semblerait inutile à beaucoup, ces petits faits et ces additions minuscules parfois, auxquels il faut donner autant qu’à ceux qui dominent, et qui précisément amplifient et valident leurs propos.

Ces deux peintres sont du même siècle, ils sont morts l’un et l’autre finalement encore bien jeunes, Bruegel a été en Italie, Caravage n’est pas allé en Flandres. Ils se rencontrent au-dessus de ces contingences. Les scènes que le premier exécutent décrivent des paysages qu’il connaît et un quotidien qu’il a vécu, il aime les allégories, les joies de la campagne, condamne les vices et rappelle les vertus, il apprécie  les énigmes intellectuelles et visuelles  ainsi que le précise Manfred Sellink. Le second innove, révolutionne, rend les existences d’un réalisme tel qu’on y lit angoisse et tendresse, sacrifice et pêché, horreur et beauté, amour et mort  comme l’écrit Stefano Zuffi, le tout dans des obliques de lumière et des rayons qui éclairent et frappent là où il convient.

Alors, entrer dans ces merveilles constitue un réel régal, une satisfaction qui se renouvelle grâce à cette approche au plus près des toiles, que page après page, ces livres procurent. Avec Bruegel, qui se situe au point de convergence du mystère médiéval et de l’humanisme renaissant*, c'est tout son langage esthétique de conteur et d’humoriste qui est montré en détail, lors des kermesses et des noces de village, au pied de la tour de Babel, au pays de Cocagne, au cours des saisons, dans les défilés montagneux. Partout, commande ce que l’auteur appelle l’ingéniosité visuelle, on pourrait dire une science de l’infime qui ne s’épuise jamais, des sources de renseignements minimes à la fois justes et divertissantes.
À cet égard, les commentant avec finesse et justesse, les analyses des estampes et des dessins méritent d’être lues pour que toute leur saveur soit ressentie. Nous avons près de 200 détails qui nous prouvent cette union entre art et philosophie, élégance et intelligence, probité et fantaisie du discours pictural, dans une absolue conjonction de la forme et du fond à laquelle Bruegel n’a cessé de recourir au long de sa vie.
 

Il en va de même avec Caravage, mais pour d’autres raisons et dans d’autres directions. Prévalent cette éloquence du geste dont parle l’auteur, et tout autant cette aptitude à jouer sur les nuances et les contrastes, que ce soit pour les visages et les corps, les tissus et les objets ; en attestent David, Bacchus, Marthe, Marie-Madeleine, la terrible Méduse. La nature en soi chez le maître italien est une seconde vie. Le quotidien de l’époque est également là, avec cette même richesse et ces identiques envies d’existence que chez Bruegel.
Caravage a étudié le tranchant d’un glaive pour mieux en rendre le froid de l’acier, la peau des fruits pour mieux en rappeler le murissement, donnant par là une leçon sur la fragilité des choses et combien éphémère est le passage humain ici-bas. Il me coûte autant de soin pour faire un bon tableau de fleurs qu'un tableau de figures, disait-il. Rien de plus vrai.

Les ombres dans son œuvre sont toujours propices, elles révèlent les reliefs, comme on peut le voir par exemple dans cette magistrale huile de 1600-1601 qu’est La Conversion de Saint-Paul. Celui que l’histoire retient comme ayant été un mauvais garçon aura laissé à la postérité son caractère de génie. Si Poussin estimait qu’il était venu pour détruire la peinture, citation sans doute tronquée, n’avons pas ici l’assurance qu’il l’aura bien au contraire, lui si en lien avec le peuple, anoblit par l’audace de ses perspectives et la douceur de ses couleurs.

Nous sommes guidés avec habileté au long de ces livres par deux connaisseurs en profondeur des peintres et de leurs œuvres. De format compact, contenant des biographies utiles pour suivre le cheminement créatif, ils offrent un plaisir assuré.   

 

Dominique Vergnon

 

Manfred Sellink, Bruegel par le détail, 157 x 197, collection "Par le détail", nombreuses illustrations, Hazan, février 2021, 288 p.-, 19,95 €

Stefano Zuffi, Caravage par le détail, 157 x 197, collection "Par le détail", nombreuses illustrations, Hazan, février 2021, 288 p.-, 19,95 € 

 

    *    Philippe Roberts-Jones

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