Stendhal : Biographie


Un écrivain majeur dont la vie est un roman

 

Né à Grenoble le 23 janvier 1783, Henri Beyle – son véritable nom – perdit sa mère alors qu’il n’a que sept ans. Il connaît dès lors une enfance difficile entre son père, procureur au parlement du Dauphiné, « un homme extrêmement peu aimable, réfléchissant toujours à des acquisitions ou des ventes de domaine », Séraphie, sa tante maternelle qui entend l’éduquer sévèrement, et l’abbé Raillane, précepteur qui le terrorise. « Je haïssais l'abbé, je haïssais mon père, source des pouvoirs de l'abbé, je haïssais encore plus la religion au nom de laquelle ils me tyrannisaient », écrira-t-il dans La Vie de Henry Brulard, autobiographie imaginaire publiée à titre posthume, en 1890.

 

On veut faire de lui un homme à l’image de son père : il est privé de sorties, de théâtre, de musique, il lui est interdit de jouer avec les autres enfants, voire de discuter avec les domestiques. On l’empêche de lire. De rire aussi. En rébellion permanente, il se construit en opposition, dans une dualité manichéenne : d’un côté les ennemis, le père, sa sœur Zénaïde, la rapporteuse, Séraphie, le clergé et la monarchie ; de l’autre, les amis, dont sa sœur Pauline qui sera longtemps sa confidente. Il se console auprès de son grand-père maternel, le docteur Gagnon, imprégné de Rousseau et de Voltaire, et rêve d’Italie auprès de sa grand-tante Élisabeth qui lui raconte le pays de ses ancêtres.

 

À treize ans, il entre à l’École centrale de Grenoble, qui depuis la Révolution remplace les collèges religieux. Très doué en mathématiques, il arrive à Paris en novembre 1799, au lendemain du coup d’État du général Bonaparte, devenu Premier Consul, pour passer le concours de l’École polytechnique, mais surtout se soustraire du carcan familial. Déprimé par Paris, mélancolique, malade, il renonce finalement à se présenter et s’installe chez son cousin, le comte Daru, qui lui procure un emploi de bureau au Ministère de la Guerre, avant de l’aider à rejoindre l’armée d’Italie en qualité de sous-lieutenant du 6e dragon, sous la bannière de son héros Napoléon Bonaparte. L’Italie l'ensorcèle, ses paysages, l’opéra, les musées, les Italiennes et surtout Milan, « le plus beau lieu de la terre » qui deviendra sa vraie patrie.

 

Fatigué de la vie militaire, Henri Beyle démissionne et rentre à Paris en avril 1802. Il se rêve dramaturge, fréquente des actrices qui deviennent ses maîtresses, mais ne publie que très difficilement ses textes, lorsqu’il les achève. Conscient de son échec, il renoue en 1806 avec son cousin et devient fonctionnaire impérial. Il voyage en Allemagne, traverse la ville de Stendhal qui lui donnera en 1817 l’idée de son pseudonyme et assiste de loin aux batailles napoléoniennes qui nourriront La Chartreuse de Parme. De retour à Paris en 1810, il est nommé auditeur au Conseil d'État, puis inspecteur du mobilier et des bâtiments de la Couronne.

 

En 1812, alors qu’il travaille à l'Histoire de la peinture en Italie, il est chargé de porter la correspondance officielle à l’Empereur qui mène la campagne de Russie. Il assiste à l’incendie de Moscou et perd son manuscrit durant la retraite. Par chance, il traverse la Bérézina la veille de la destruction des ponts et se fait remarquer pour sa bravoure et son esprit d’initiative.

 

En 1814, les Bourbons retrouvent le pouvoir et le corps des auditeurs est dissout. Beyle voit ses ressources gravement amputées et il est perclus de dettes. Il écrit les Lettres sur Haydn, Mozart et Métastase qu’il publiera à compte d’auteur l’année suivante, sous le pseudonyme de Louis-Alexandre-César Bombet. Puis il part s’installer à Milan. Entre des scènes orageuses avec sa maîtresse, Angela Pietragua, rencontrée en 1801 et qui ne se donna à lui qu’en 1811, il récrit son Histoire de la Peinture en Italie. En 1815 il rompt avec Angela, qui lui a été infidèle, et tombe en dépression. Il publie en 1817, encore à compte d’auteur, son Histoire de la peinture en Italie, signée M.B.A.A., qui signifie M. Beyle Ancien Auditeur, et la même année, dans les mêmes conditions, mais à Paris et sous le nom de M. de Stendhal, officier de cavalerie, Rome, Naples et Florence, livre entièrement rédigé par ses soins, les précédents n’étant que le fruit de compilations érudites, voire de plagiats sans vergogne.

 

De l'amour

 

En 1818, il travaille à une Vie de Napoléon lorsqu’il tombe passionnément amoureux de Matilde Dembowski, qui ne sera qu’indifférence à son égard. Profondément malheureux, il écrit De l'amour qui se présente comme « une description détaillée et minutieuse de tous les sentiments qui composent la passion nommée amour » et dans laquelle il développe quasi scientifiquement sa fameuse théorie de la cristallisation.

 

Soupçonné par le gouvernement autrichien de carbonarisme, désappointé par l’attitude de Matilde, il quitte Milan en 1821 pour mener à Paris une vie de dandy. Il collabore à des journaux britanniques. De l'amour paraît en 1822, Racine et Shakespeare en 1823, ainsi qu’une Vie de Rossini qui sera son premier succès littéraire. Il devient l’année suivante l’amant de la comtesse Clémentine Curial, avec qui il vivra des amours très agitées, et publie une deuxième version de Racine et Shakespeare où il répond aux attaques contre le romantisme.

 

Entre temps, prenant Hugo de vitesse, Stendhal a appelé à rompre avec le classicisme, tout en se démarquant de l’emphase des romantiques et en prônant une troisième voie : le réalisme. En 1825 meurt Matilde et, en 1826, Clémentine Curial met fin à leur liaison. Elle « est celle qui m'a causé la plus grande douleur en me quittant, écrira-t-il dans La vie de Henry Brulard. Mais cette douleur est-elle comparable à celle occasionnée par [Matilde] qui ne voulait pas me dire qu'elle m'aimait ? »

 

Angela, Matilde, Clémentines, trois passions contrariées et qui l’ont trop fait souffrir : Stendhal se réfugie alors dans la rédaction d’Armance, son premier roman, mis en vente en 1827 sans nom d'auteur, et qui passera inaperçu.

 

Le Rouge et le Noir

 

Le cheminement personnel, politique, social, sentimental et littéraire de Stendhal l’a conduit jusqu’au Rouge et le Noir. Lorsqu’il entreprend ce roman, il a traversé un demi-siècle d’histoire. Il a connu la Révolution, la Terreur, le Directoire, l’Empire, la Restauration de Louis XVIII et celle de Charles X, renversée par les Trois Glorieuses et l’avènement de Louis-Philippe. C’est bien une chronique en effet, au sens vrai du terme, à la fois récit chronologique – les faits se déroulent de 1826 à 1830 –, mais aussi photographie avant l’heure d’une société figée. L’aristocratie, repliée sur elle-même, redoute de perdre ses valeurs, tandis que la bourgeoisie n’a qu’un but, s’enrichir. La jeunesse, jugée trop tumultueuse, est laissée pour compte. C’est à travers le regard de son personnage Julien, un jeune provincial intelligent et ambitieux, contraint de gagner sa vie, que Stendhal dépeint les intrigues de la bourgeoisie, de la noblesse et du clergé, dans une société sclérosée, divisée entre ultraroyalistes et libéraux, Paris et province, jansénistes et jésuites dont c’est le retour en force. En Julien Soral, Stendhal a tout mis : la haine du père et de ceux qui n’aiment pas la culture, la haine de Dieu et de l’Église, la haine du monde qui contraint à l’hypocrisie.

 

Lorsque paraît Le Rouge et le Noir, Stendhal a quarante-sept ans. Après dix-sept ans de traversée du désert, il entame une carrière de diplomate. Bonapartiste passionné, admiratif du héros de la légende, mais antinapoléonien convaincu sitôt que le général s’est mué en despote, il est redevenu profondément républicain. C’est un petit bonhomme gros et timide, quelque peu émotif, qui toute sa vie durant rêva d’être un autre.

 

Le Rouge et le Noir paraît en deux volumes chez Levavasseur le 13 novembre 1830. Étrangement daté de 1831, le roman est sous-titré « Chronique de 1830 », tandis que l’avertissement indique qu’il y a « lieu de croire que les feuilles suivantes furent écrites en 1827 », ce qui n’est pas possible, dans la mesure où Stendhal s’est inspiré d’un fait divers dont l’issue n’est survenue qu’en février 1828.

 

C’est en effet dans La Gazette des Tribunaux, dont il est un fervent lecteur et qu’il décrivait non sans dérision comme « le Livre d’or de l’énergie française », que Stendhal découvrit le compte rendu du procès d’Antoine Berthet aux assises de l’Isère, du 28 au 31 décembre 1827. Fils du maréchal-ferrant du village de Brangues, remarqué par le curé pour sa vivacité d’esprit, il entra au séminaire, puis le quitta pour raisons de santé. Il devint précepteur des enfants d’un dénommé Michoud et accessoirement l’amant de son épouse. Après un court séjour au grand séminaire, à Grenoble, dont il fut exclu après avoir été jugé « indigne des fonctions qu’il ambitionnait », Berthet redevint précepteur dans une famille de nobles, les Cordon, dont il fut chassé après que le père eut découvert sa liaison avec sa fille. Dégoûté de n’être pas reconnu et considéré à l’aune de son intelligence, il devait retourner dans son village natal et, durant la messe dite par son ancien bienfaiteur, tirer un coup de pistolet sur celle qui avait été sa maîtresse, Mme Berthet. Il fut guillotiné à Grenoble le 23 février 1828 ; il avait vingt-cinq ans. Un autre fait divers viendra compléter le tableau, l’affaire d’un ébéniste qui avait tué sa maîtresse.

 

Stendhal rédige vraisemblablement une première version intitulée Julien, en 1829, qu’il laisse de côté comme à son habitude pour se consacrer à la composition de ses Promenades dans Rome. Il reprend son manuscrit en janvier 1830, mais, le jugeant trop court, et sans doute succinct au regard du mascaret de sentiments déchaîné en lui par ces faits divers, il décide de l’augmenter. En avril 1830, il passe contrat avec l’éditeur Levavasseur, qui lance le tirage dès le mois de mai. Stendhal doit alors travailler très vite et dans des conditions difficiles : au cours des « Trois Glorieuses », qui virent la chute de Charles X et l’avènement de Louis-Philippe, les typographes ont quitté leur poste pour aller se battre. Ensuite, il vient d’être nommé consul à Trieste ; il s’intéresse alors presque exclusivement à ses préparatifs de départ, au détriment du roman dont il ne relira pas lui-même les dernières épreuves. Ceci explique en partie que cette révolution, événement majeur de l’année 1830, ne soit pas mentionnée dans le roman ; absence peut-être volontaire puisque dans l’édition suivante, parue en 1831 et en quatre volumes, le sous-titre deviendra « Chronique du xixe siècle ».

 

Les deux tirages prévus au contrat sont de 750 exemplaires chacun. C’est peu, mais Stendhal estimait qu’il n’avait que cent vrais lecteurs au monde, des « happy few » comme il les appelait et auxquels il dédia plusieurs de ses livres… On peut juger soit de sa modestie, soit de son orgueil.



On s’est perdu en conjectures sur le sens de ce titre chromatique. Est-ce le jeu de la vie et du hasard, rouge et noir étant les deux couleurs antagonistes de la roulette ? Est-ce l’alternative qui s’offre à Julien, et par extension à tout plébéien ambitieux, l’armée, symbolisée par le rouge, ou l’Église, symbolisé par le noir ? Est-ce l’évolution contrariée du héros, l’armée à laquelle il aspire, le clergé auquel il doit se résigner ?

 

La critique, féroce, n’en a cure. « Un homme brouillé avec la simplicité », écrit La Revue de Paris. « Un faiseur de paradoxe », affirme Jules Janin, le « prince des critiques ». « Un livre d’aristocrate dont le succès sera plus brillant que durable », rajoute La Revue encyclopédique. Quant à Victor Hugo, il prétend n’avoir pu dépasser la quatrième page et conseille à Stendhal de changer de manière ! Le public, en revanche, qui a souvent plus de talent qu’on ne lui en prête, reconnait l’originalité de l’auteur, et la nouveauté de sa manière.

 

Le non-dit comme marque de fabrique

 

Jusqu’au début du xixe siècle, on a considéré le roman comme un art mineur, un « fourre-tout » inférieur à la poésie et au théâtre, dont la codification est jalousement défendue par les classiques. Le roman est un laboratoire où se mêlent philosophie, narration et idées nouvelles. Apparaît le roman-confession, en réaction à l’industrialisation et à l’urbanisation, son corollaire, où transpire le besoin d’exister d’un narrateur qui se raconte à la première personne : c’est l’éclosion des autobiographies et des journaux intimes.

 

En pleine tempête romantique, Stendhal écrit un livre à contre-courant, qui ne veut porter aucun jugement moral ou philosophique : il entend comprendre les faits avant de décider que tel personnage est sublime ou indigne. Pour la première fois, un écrivain désigne les liens de l’individu avec son environnement politique, économique et social. En quoi est-il influencé ? En quoi n’a-t-il pas toujours le choix ? Pourquoi sa lutte contre la société se solde-t-elle souvent par la victoire des événements ? Stendhal décrit avec soin une société qui conditionne les êtres, relève leurs conflits avec leur milieu et leurs contradictions sentimentales. Ainsi, les révoltes de Julien Sorel contre les réflexes autoritaires de l’aristocratique Mme de Rênal, en dépit des liens qui les unissent.

 

Stendhal est d’abord et avant tout un scientifique, doté du sens de l’observation et de l’analyse. Chaque phrase est un concentré d’information. C’est aussi un grand émotif –  pour preuve son rapport à l’Italie : « C’est un malheur, écrira-t-il, d’avoir connu la beauté italienne… » –, mais prévenu contre les envolées lyriques. Il se garde des exaltations, même pour représenter des exaltés comme Julien Sorel. « Je fais tous les efforts possibles pour être sec, affirme-t-il dans De l’amour. Je veux imposer silence à mon cœur qui croit avoir beaucoup à dire. Je tremble toujours de n’avoir écrit qu’un soupir, quand je crois avoir noté une vérité. » Cette « sécheresse » contribue au plaisir constant que procure la lecture de Stendhal : concis, rapide et clair, son style court comme l’eau sur une pente. Un autre aurait écrit des pages enflammées sur les tourments de Julien Sorel fuyant après avoir tiré deux coups de feu sur Mme de Rênal. Stendhal, lui, devine qu’après cet acte désespéré son héros est en transe. Il ne ressent rien ; il a fait ce qu’il devait faire. Stendhal retient l’émotion, mais elle nourrit son regard. Tel est le paradoxe de son œuvre : elle captive sans qu’on y trouve un personnage à qui s’identifier.

 

Cette manière était sans précédent. Pour la critique, Le Rouge et le Noir n’était qu’une succession de souvenirs, de coq à l’âne, de va-et-vient entre péripéties extérieures et événements intimes, de monologues, dont l’ordre est imprévisible En outre, ce qui n’est pas dit est aussi important que ce qui est dit. « On pourrait écrire une autre version de l’histoire de Julien Sorel, qui se situerait dans les blancs du récit, analyse Claude Roy dans Stendhal par lui même (1957). On imagine un autre écrivain ayant à raconter la première nuit que passe Julien avec Mathilde. Tout ce qu’il aurait à dire, Stendhal l’a mis dans un point-virgule : "La vertu de Julien fut égale à son bonheur ; il faut que je descende par l’échelle, dit-il à Matilde, quand il vit l’aube du jour paraître sur les cheminées lointaines du côté de l’orient, au-delà des jardins." Un point-virgule nous rend compte, et lui seul, d’une nuit entière, de deux amants dans les bras l’un de l’autre, de leurs transports, de leurs propos dans l’amour, de leur plaisir. » Le talent de Stendhal réside moins dans la description objective d’une situation que dans l’effet dramatique qu’elle va provoquer dans l’esprit du lecteur. Le non-dit stendhalien est une marque de fabrique. C’est la placidité de la phrase qui donne à l’exécution de Julien sa dimension dramatique (« Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation. »), là où un Hugo ou Villiers de L'Isle-Adam n’auraient pas reculés devant le grandiose.

 

Les bases du réalisme

 

Stendhal se démarque du romantisme et du roman historique pour jeter les bases du réalisme. Le « plus grand psychologue du siècle », selon Taine, a peu d’imagination : il a besoin de s’appuyer sur des faits. Partant de là, il raconte et se raconte. Il ne se coule pas dans un personnage, mais se transmute ; il envisage ce qu’il aurait fait à sa place dans telle ou telle circonstance, compte tenu de son vécu, de son éducation, de ses espérances et de son environnement. Si les romans de Stendhal ne sont pas autobiographiques, les émotions sont sincères. « On ne peint bien que son propre cœur en l’attribuant à un autre », disait Chateaubriand. La « méthode » de Stendhal consiste à couler sa vie intérieure dans une identité de substitution. Albert Thibaudet l’a ainsi formulé dans Réflexion sur le roman (1912) : « Le romancier authentique crée ses personnages avec les directions infinies de la vie possible, le romancier factice les crée avec la ligne unique de sa vie réelle… Le génie du roman fait vivre le possible, il ne fait pas revivre le réel. » Stendhal vit par procuration en se confrontant au choix des possibles dans une situation donnée. Le réel, en somme, n’est qu’un reflet de la réalité et le roman « un miroir qu’on promène le long d’un chemin ». Tout est raconté au prisme du personnage principal, tout est passé au filtre de sa vérité intérieure, donc de sa capacité à se tromper, offrant ainsi à l’auteur le droit à la subjectivité. Il est à noter que Stendhal cesse de tenir son journal intime lorsqu’il devient romancier…

 

Les dernières pages du Rouge et le Noir, parmi les plus riches de l’œuvre de Stendhal, excluent toute froideur, malgré le détachement de l’auteur lorsqu’il décrit le comportement et les changements d’un homme au seuil de la mort. Le lecteur assiste à ses petits énervements et à ses grandes résolutions. Jusqu’à la scène gravée dans toutes les mémoires, celle où Mathilde de la Mole suit le corbillard avec la tête du supplicié posée sur les genoux.

 

Le Rouge et le Noir n’est pas à proprement parler un roman social. Mais il préfigure Zola et la noirceur de la société dans la saga des Rougon-Macquart – surtout dans L’Argent – ou le Balzac des Illusions perdues et de Splendeur et misère des courtisanes. Quant au Rastignac qui s’écrie « À nous deux, Paris ! », il pourrait être le Sorel qui s’écrie « Ô ma patrie, que tu es barbare ! » En réalité, les grands romans du xixe siècle témoignent pour la plupart d’une conscience sociale. Et cette dimension, à laquelle on ne saurait réduire le roman de Stendhal, ne prend son relief que dans la mesure où elle montre comment la société agit sur l’individu autant qu’il agit ou croit agir sur elle. Le héros stendhalien, aussi bien Sorel que del Dongo, est incontrôlable, provocateur sans le savoir ou maladroit en essayant de bien faire. C’est en cela qu’il met en danger l’ordre établi. Il cherche à s’intégrer dans société codifiée, figée et conformiste, qui n’a rien prévu pour lui. Il en refuse les codes, les contraintes et les nécessaires compromissions. Idéaliste, il n’entend pas abandonner ses valeurs personnelles, sa liberté et son sens critique. Il est entier et jusqu’au-boutiste. Ainsi, Julien prisonnier, sans avenir, et donc libéré de ses ambitions, repousse toute forme d’aide qui pourrait lui sauver la vie, pour ne pas avoir à se mépriser, et se laisse enfin aller au bonheur, à vivre au jour le jour, dans l’amour enfin découvert et la paix intérieure d’une fatalité qu’il accepte.

 

La cristallisation

 

Stendhal, qui n’a finalement parlé que d’amour, laisse percer ses penchants scientifiques dans De l’amour, composé en 1822. Il y dépeint ce sentiment comme un chimiste décrirait une molécule : « Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections. » C’est le stade létal du sentiment. Dès lors qu’il s’est figé, il passe du cœur au cerveau qui l’analysera dangereusement ; l’objet aimé devient précisément cela : un objet. Les personnages du Rouge et le Noir, comme d’ailleurs ceux des autres romans de Stendhal, usent sans cesse du verbe « aimer » et le conjuguent à tous les temps, alors qu’ils sont en conflit permanent. « Hélas ! J’ai dix ans de plus que vous ! s’écrie Mme de Rênal. Comment pouvez-vous m’aimer ! » Et l’on comprend que Julien Sorel est frappé, non par l’amour désespéré de l’infortunée, mais par l’idée d’être aimé d’elle : « La sotte idée d’être regardé comme un amant subalterne, à cause de sa naissance obscure, disparut… » L’un et l’autre nourrissent « des idées », comme on dit, sur l’amour : ils s’en font une conception sublimée, sinon sublime.

 

« L’amour est la seule passion qui se paie d’une monnaie qu’elle fabrique elle-même », estime-t-il dans De l’amour. Mais il serait faux d’imaginer que Stendhal présent dans Julien n’aurait pas de cœur. Il avouera dans La Vie d’Henri Brulard, que l’amour a été la seule affaire de sa vie, mais il se méfie de son objet, comme Julien lui-même lorsqu’il s’écrie : « Perversité de femme ! Quel plaisir, quel instinct les porte à nous tromper ! » On retrouve d’ailleurs, à travers Julien, le Stendhal chez qui l’amour commence toujours par la détestation : « Julien trouvait Mme de Rênal fort belle, mais il la haïssait à cause de sa beauté. » De même que je jeune Beyle cristallisa malgré lui sur les jambes nues de sa tante détestée : « J’étais tellement emporté par le diable que les jambes de ma plus cruelle ennemie me dirent impression. Volontiers, j’eusse été amoureux de Séraphie. Je me figurais un plaisir délicieux à serrer dans mes bras cette ennemie acharnée. »

 

Comme si les femmes étaient d’une espèce différente et que les hommes n’usaient pas des mêmes armes ! Et M. de la Mole, le père de Mathilde, traitera Julien de tous les noms parce qu’il estime que ce dernier a trahi sa confiance en séduisant subrepticement sa fille, alors que Julien ne cherchait que l’amour sans savoir ce que c’est.

 

À croire que pour Stendhal l’amour n’est que malentendus.

 

Textes inachevés

 

Stendhal, en 1830, est donc nommé consul à Trieste. Mais le bonheur sera de courte durée, l’Autriche lui refuse l’exequatur. Il se retrouve à Civitavecchia, dont le seul intérêt est sa proximité avec Rome. Il s’ennuie et entame Lucien Leuwen, où il se donne un père idéal, de ceux qui grondent leurs enfants parce qu’ils sont trop sérieux, trop économes et avares de plaisir, qu’il abandonne pour se consacrer à son autobiographie romancée, Vie de Henry Brulard, qu’il laisse aussi tomber. En 1936, il décroche un congé de trois mois, qui dureront en réalité trois ans grâce à des relations haut placées. C’est un mondain qui voyage, écrit, entame des textes qui restent inachevés, sauf La Chartreuse de Parme, réalisé en 53 jours, où il se métamorphose dans le très séduisant Fabrice del Dongo. Dans la foulée, il tente de donner un pendant féminin à Julien Sorel avec Lamiel, mais le roman reste inachevé. Il reprend peu après son poste en Italie. Le 15 mars 1841, il est victime d’une première attaque d’apoplexie. Il obtient un nouveau congé pour raison de santé et rentre à paris en novembre. Il est frappé d’une seconde attaque le 22 mars 1842 et meurt dans la nuit sans avoir repris connaissance. Il n’a que cinquante-neuf ans. Sa mort passe inaperçue. Il est enterré au cimetière de Montmartre avec, à sa demande, une épitaphe gravée en italien : « Henri Beyle, Milanais, j’ai écrit, j’ai aimé, j’ai observé ».

 

Ironie de l’Histoire, l’inventeur du réalisme et du roman moderne s’est inspiré d’un fait divers survenu à Brangues, village où, un siècle plus tard, vivra et mourra un autre diplomate écrivain, Paul Claudel, qui considérait Stendhal comme un froid simulateur et ses romans dépourvus de toute valeur !

 

Joseph Vebret

1 commentaire

trop long  mais merci