Igitur, de Stéphane Mallarmé : L’expérience de la mort et de la fiction

Igitur, de Stéphane Mallarmé : L’expérience de la mort et de la fiction
Le néant, la mort, la fiction, l’absurdité, l’absence, le vide, la folie… constituent le noyau dans la pensée de Stéphane Mallarmé. C’est, ces thèmes qui permettent à Mallarmé de communiquer avec le lecteur et qui marquent l’esthétique de son œuvre. C’est avec ces éléments que Mallarmé a développé sa pensée, sa perception que nous les retrouvons dans ses œuvres et notamment dans Igitur ou la folie D’Elbehnon. Dans cet exposé je vais essayer de développer deux éléments, parmi ces éléments et qui sont : La mort et la fiction. Alors, que signifie la mort ? Que signifie la fiction ? Que choisis Mallarmé pour mourir spirituellement ?

 

1 - La mort

Au fur et à mesure, Igitur est un conte philosophique inachevé qui a été publié en 1925, après la mort de Mallarmé, par son gendre le Docteur Bonniot. Dans ce conte, Mallarmé paraît dans une image de la mort ; mort spirituelle, mort fictive qu’il l’a vécu. Avec Igitur, Mallarmé nous présente la mort comme le procédé possible à travers lui, il a commencé de prendre conscience de la réalité des choses et de sa réalité lui-même, et de dépasser les apparences de cette réalité pour conquérir l’absolu, le néant. Dans ce sens, Jean-Pierre Richard écrit : « Igitur nous présente la mort comme le seul instrument possible de ressaisissement spirituel. L’être se réalise ici à travers toute une suite d’expériences négatives. Pour s’éteindre, il lui faut d’abord s’égarer, s’aliéner, et pour se rallumer, s’éteindre. (…) Igitur c’est celui qui s’impose à lui-même la loi de n’être pas : Elbehnon, c’est-à-dire peut-être El be none…, le ‘ne sois personne’ [1]».

Quand on parle du néant pour Mallarmé, il s’agit du vide, de l’absence de sens, c’est la négation totale de l’existence. Autrement dit, il est la non existence, c’est le moment où il n’y a rien, pas de matière, pas de lumière, et par conséquent pas de vie. Avec le néant mallarméen, il y a aussi l’incertitude de l’espace et du temps : de l’espace dans lequel, Mallarmé vit, pense, et écrit et du temps où il vit, écrit et souffre. Ici, la mort est le seul acte libre par lequel la conscience échappe à la nécessité de refuser la réalité ; c’est la seule solution possible.   

Avec Igitur, Mallarmé reprend le cogito cartésien « je pense donc je suis » en le changeant comme le dit J.P. Richard « je meurs, donc, je vis, je ne suis plus, donc, je suis [2]». À savoir, avec cette formule de Richard, nous sommes invités à un voyage spirituel dans un univers métaphysique. Ainsi, Mallarmé se pénètre et nous fait pénétrer profondément en un rêve qui relève de la métaphysique, de la liberté de l’auto-réflexion. Autrement dit, c’est à travers la mort dans la réalité et le vivre dans le rêve, dans la métaphysique où Mallarmé a greffé sa découverte, son pouvoir d’exister en tant qu’être vivant, être conscient « je veux être, donc je suis [3]».

Cependant, on comprend bien que ce Cogito d’Igitur évoqué par J.P. Richard, signifie que cette vie qui se résiste à la mort « je meurs, donc, je vis » vient de la mort elle-même. C’est dans la mort « spirituelle » où Mallarmé trouve sa nouvelle vie. C’est-à-dire, c’est une sorte d’une lumière tirée de l’obscurité ou d’un « soleil tiré du noir [4]».

Avec Igitur, Mallarmé choisit de s’absenter, de disparaître en soi-même afin de posséder sa puissance, de réapparaître. Dans ce sens, Jean-Paul Richard écrit, citant les mots de Mallarmé : « dans Igitur, je ne m’apparais pas, mais je ne disparais, ou plutôt je ne m’apparais en train de disparaître, de disparaître à l’intérieur de moi, à moins que, comme le vérifiera finalement le héros du conte, je ne me disparaisse me réapparaissant…j’ai poursuis donc bien un être transcendant, mais cette transcendance ne joue plus désormais qu’en moi [5]». On comprend d’après ces idées que la disparition de Mallarmé à son intérieur est nécessaire, car c’est elle qui lui permet de revenir sur soi, de découvrir la réalité du monde.

De surcroît, la curiosité de Mallarmé dans Igitur ne s’arrête pas dans sa disparition dont le but est de vivre une expérience de la puissance. En effet, Mallarmé fixe son attention plus précisément sur la purification de son absence. Il ne cherche pas à feindre la mort et l’absence ou de les mettre en valeur, mais plutôt à les purifier, à savoir il dirige son attention pour affirmer sa pure absence, pour renforcer la possibilité de son existence (l’absence). A ce propos, Maurice Blanchot dit : « Igitur n’est donc pas seulement une exploration, mais une purification de l’absence, un essai pour rendre celle-ci possible et puiser en elle la possibilité [6]».

 

2 -  La fiction

La question que j’essayerai de développer dans cette section est la suivante : Comment la mort, sans mourir vraiment, va permettre à Mallarmé de vivre et d’être nouveau ? Pour commencer, je prends la citation d’Anna-Khatrina Seeman où il dit : « Igitur n’est rien d’autre qu’un comédien, le héros par excellence de la fiction, car le Cogito d’Igitur n’est qu’une fiction, mais une fiction qui sauvegarde la possibilité d’une écriture [7]». 

A ce propos, nous pouvons dire, dans le cogito d’Igitur « je meurs, donc je vis », la mort de Mallarmé est une mort fictive. Il a choisi la fiction pour mourir. Pour lui, la fiction est obligée pour comprendre la réalité du monde, pour être capable de coexister dans ce monde, pour s’échapper vers la métaphysique dans laquelle Mallarmé cherche à faire passer, à faire transformer sa clarté, sa vision inventées par son imagination. Ainsi, c’est cette fiction qui va lui permettre de voyager, de voler sur cet univers métaphysique. C’est elle qui va lui donner l’occasion de rendre du « rien » une « chose », un « sens » et de « non-être » un « être ».

Cependant, le procédé qui permet à Mallarmé d’imaginer ce qui n’existe pas, d’observer la réalité du monde et même sa réalité, de faire de l’impuissance une puissance, est le langage. C’est celui-ci qui produit et qui développe la fiction mallarméenne. Dans cette perspective, Mireille Ruppli Sylvie-Thorel Caillaiteau cite les notes écrites par Mallarmé et qui sont publiées par Docteur Bonniot : « Le langage est apparue l’instrument de la fiction. Le langage se réfléchissant. Enfin, la fiction semble être le procédé même de l’esprit humain.[8] »

On comprend donc d’après ces mots de Mallarmé que la fiction ne s’agit pas d’une simple imagination, mais plutôt un procédé, un instrument méthodologique qui a pour but la démonstration de l’absolu, du néant. Ainsi que, cet instrument sert comme une méthode de complètement entre deux approches, la première est celle du langage, et la seconde celle de la fiction. Et, c’est ce complètement qui lui permet de distinguer entre le langage « poétique » et le langage « ordinaire ». 

Mallarmé a lu « le Discours de la méthode » de son grand auteur René Descartes. Et à partir de ce titre, Mallarmé a trouvé un équivalent à sa vision pendant la rédaction d’Igitur. Cet équivalent est : « le discours de la fiction ». Autrement dit, à la lumière des écrits de Descartes, notamment le discours de la méthode, Mallarmé découvre la fiction, découvre une nouvelle manière de saisir son objet ; l’objet de l’absence, de l’absolu.

Pour Descartes, « le discours de la méthode » est un récit où il raconte ou développe la manière qui lui permet de prendre la bonne décision, de bien conduire sa raison, de chercher la vérité dans les sciences et même sa réalité lui-même afin de déterminer le cheminement de sa pensée dans la recherche d’une vérité métaphysique.

Pour sa part, Mallarmé s’inscrit dans la même perspective métaphysique de Descartes, puisqu’il s’agit pour les deux de faire du langage l’instrument de la découverte. Seulement la méthode ou la manière pour découvrir cet aspect métaphysique est différente. Dans ce sens, Mallarmé donne la valeur à la fiction, la fiction méthodique et aussi la fiction du langage humain, puisqu’il s’agit pour lui que « toute méthode est une fiction, rien que la fiction ».

Grosso modo, la pensée mallarméenne est fondée sur le rapport entre le langage, la fiction et l’Homme (l’esprit humain). Et la mort n’est plus qu’une mort fictive, n’est plus qu’une mort en esprit. Avec Igitur, Mallarmé ne veut pas suicider pour se débarrasser de la vie et ses conditions comme chez Novalis, mais plutôt mourir par l’esprit afin de donner à son imagination une liberté totale à inventer. Donc, Igitur traduit une vision ou une tentative artistique dans un univers métaphysique qui déchaîne la pensée humaine, et non dans un univers terrestre qui n’apporte que la tristesse. Cette tentative ne peut se réalise que dans la fiction, dans le rêve, et c’est dans cette tentative où Mallarmé trouve la matière de discuter, de s’exprimer et d’écrire.

 

3 – Le Minuit

La scène d’Igitur se passe à Minuit, car ce minuit pour Mallarmé a une valeur créatrice. C’est ce temps qui va permettre à l’esprit d’allumer en Mallarmé une sensation d’élimination. Dans cette perspective, J.P. Richard cite la lettre que Mallarmé l’a envoyé à Lefébure et il écrit : « Je n’ai créée mon œuvre que par élimination, et toute vérité acquise ne naissait que la perte d’une impression qui, ayant étincelé, s’était consumée et me permettait, grâce à ces ténèbres dégagées, d’avancer profondément dans la sensation des Ténèbres absolues [9]». En effet, cette sensation d’élimination s’est constituée un aboutissement, une nouvelle clarté ou comme la nomme Mallarmé « Clarté reconnue », qui s’allume dans le rêve, rêve pur d’un minuit, dans l’obscurité, dans la mort. Mallarmé a écrit dans Igitur : « C'est le rêve pur d'un Minuit, en soi disparu, et dont la Clarté reconnue, qui seule demeure au sein de son accomplissement plongé dans l'ombre, résume sa stérilité sur la pâleur d'un livre ouvert que présente la table ; page et décor ordinaires de la Nuit, sinon que subsiste encore le silence d'une antique parole proférée par lui, en lequel, revenu, ce Minuit évoque son ombre finie et nulle par ces mots : J'étais l'heure qui doit me rendre Dur ». Ici, Mallarmé veut se perdre dans l’obscurité, dans les ténèbres, dans l’aveuglante afin de se retrouver dans la réverbération. C’est pour cette raison, Mallarmé a choisi le minuit comme temps à son conte. Temps qui évoque comme l’écrit Roger Thierry : « Un calme narcotique de moi pur longtemps rêvé[10]».

C’est un rêve d’un minuit où l’idée ou la clarté reconnue plonge dans l’ombre. Ainsi, ce temps est celui qui permet à Mallarmé de vivre la mort, l’absence, de faire de cette mort une invention et de rencontrer le « néant par l’impuissance ». L’impuissance, ici, ce n’est pas au sens traditionnel du terme, mais elle montre une peur maladive de la mort qui a accompagné Mallarmé de toute sa vie, et qui est extériorisé dans son œuvre, notamment dans Igitur. À ce propos, Anna-Kathrina Seeman, écrit : « L’impuissance, c’était la hantise de toute sa vie. C’est aussi ce sentiment qui lui a fait comprendre l’engagement de ce refus de lui-même. Thématisé dans Igitur [11]».

Cet Igitur devient pour Mallarmé comme un lieu de l’absence, du vide et du néant, mais aussi de la conscience de soi dans la mort. Mort comme une aventure fugitive, par laquelle il peut fuir de la réalité vers le rêve, vers le néant de l’impuissance, vers la folie. Certes, l’impuissance signifié pour Mallarmé aussi l’étape où il sent incapable de revenir à sa conscience pure, à sa réalité. Elle est également un monstre qui menace Mallarmé dans sa vie et sa création poétique. Dans ce sens, Maurice Blanchot cite dans son œuvre L’espace littéraire la lettre que Mallarmé l’a envoyé à Cazalis le 14 Novembre 1869. Il (Mallarmé) écrit : « C’est un conte, par lequel je veux terrasser le vieux monstre de l’impuissance, son sujet, du reste, afin de me cloîtrer dans un grand labeur déjà réétudié. S’il le fait (le conte) je suis guéri… [12]». Blanchot vient par la suite d’évoquer que ce grand labeur est « Hérodiade ». 

Néanmoins, Mallarmé choisit la nuit, car c’est au fond de cette nuit et au fond du néant s’allume une lumière, une clarté, celle de la conscience de soi, de la puissance. C’est au fond de la nuit où Mallarmé peut poser à son imagination métaphysique une série de questions, de difficultés qui restent prisonnières de la réalité, mais qui se libèrent dans l’imagination. C’est au fond de ce moment où il libère sa pensée ou plutôt se libère lui-même, se métamorphose d’un monde plein de contradictoires à un monde plein de liberté et d’invention. Donc, avec Igitur Mallarmé nous assiste non seulement à « une redécouverte de la conscience et à une et à une intériorisation de la transcendance [13]», mais aussi il nous assiste à être « témoins de la transformation d’un monde théologique, où l’être se trouve absolument séparé de son contraire par une distance à la fois physique et religieuse, en un monde dialectique où la destruction s’installe dans cette même, et où c’est le travail du négatif qui nous mène peu à peu à l’être [14]».  

La nuit, c’est le moment de la mort, de la fiction, du rêve, de la disparition. C’est le moment où « l’absence est achevé, et le silence est pur [15]». C’est le moment où le héros Igitur cherche à mourir au cœur de sa pensée. Blanchot dit : « …Igitur dans la nuit cherchait encore que lui-même, voulait mourir au sein de sa pensée. Faire de l’impuissance un pouvoir… [16]»

Pour conclure, le minuit est la rupture avec deux moments, ce qui précède (le passé) et ce qui va arriver (le futur), car ce minuit présente l’heure 00 :00 où marque absolument le présent.

Bref, d’après cet exposé nous pouvons dire qu’Igitur est, pour Mallarmé, le lieu où il rencontre le néant, la mort, l’impuissance, car ce néant, cette mort et cette impuissance constituent pour lui le noyau le plus difficile de ses écrits. En effet, avec Igitur Mallarmé choisit de mourir, sans mourir réellement, pour s’échapper vers un monde métaphysique qui lui permet de penser et d’inventer. Ici, la mort est une mort fictive. En effet, la fiction chez Mallarmé a un pouvoir remarquable, elle possède une puissance de négativité. Elle néantise sa perception à force de vivre dans la mort, c’est mourir de vivre et non vivre de mourir, c’est fuir vers le néant. Ainsi que, le moment convenable de cette mort est le minuit.

 

[1] Jean-Pierre Richard, L’univers imaginaire de Mallarmé, éd. Seuil, Paris, 1961, P. 184.

[2] Ibid., P.185.

[3] Anna-Kathrina Seeman, Igitur ou la folie d’Elbehnon, éd. Seminar Paper, P.11.

[4] Jean-Pierre Richard, op-cit, P.187.

[5] Ibidem, P.176

[6] Maurice Blanchot, L’espace littéraire, éd. Gallimard, 1955, P.137.

[7] Anna-Khatrina Seeman, op-cit, P.11.

[8] Cité par Mireille Ruppli Sylvie-Thorel Caillaiteau, Mallarmé : La grammaire et le grimoire, éd Librairie Droz, Genève, 2005, P.74.

[9] Cité par Jean-Paul Richard, op.cit., P.184.

[10] Roger Thierry, Igitur ou l’hyperbole de la folie, P.483.

[11] Anna-Kathrina Seeman, op.cit., P.03.

[12] Maurice Blanchot, op-cit, P.133.

[13] Jean-Paul Richard, op.cit., P.194

[14] Ibidem, P. 194

[15] Maurice Blanchot, op-cit, P.139

[16] Ibidem, P.148

 

Abdellah ZINE EL ABIDINE

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