Jean-Rochefort, "Ce genre de choses"...

Notre J.R.

Comme tant d’autres, Jean Rochefort a décidé d’écrire ses mémoires. Mais ceux qui recherchent du people en seront pour leurs frais. La mine ahurie que l’auteur affiche sur la couverture de Ce genre de choses est le reflet d’un réel désarroi face au monde.

Amateurs de littérature rigoureuse, passez votre chemin. Les mémoires de Jean Rochefort sont, presque à chaque page, l’illustration de l’approximation dédaigneuse qui s’exprime dans leur titre (emprunté à Harold Pinter) — Ce genre de choses. D’un simple point de vue formel, l’ours est très mal léché. Il y avait visiblement pénurie de virgules à l’imprimerie. L’auteur ne s’est jamais dit qu’il eût mieux valu qu’il réserve le –e qu’il ajoute à gent quand il évoque la gent féminine pour le finale de tel spectacle qu’il décrit un peu plus loin (comment peut-il s’amuser à écrire la quasi-totalité de son chapitre sur Cinecittà en italien, et ignorer que finale est un mot que le français est allé chercher de l’autre côté des Alpes ?). L’auteur pourrait aussi savoir que la Hammer, dont les Dracula ont enchanté sa jeunesse, n’était pas une société de production allemande, mais anglaise. Et aussi que Rita Hayworth, qu’il confond peut-être avec Ava Gardner, n’est pas morte alcoolique, mais victime de la maladie d’Alzheimer.

Mais il y a plus grave encore que ces erreurs factuelles. Il y a des lacunes étonnantes (si les inévitables copains-de-toujours Belmondo et Marielle s’imposent comme des figures récurrentes au fil de ces deux cents pages, le réalisateur Patrice Leconte, qui a dirigé Rochefort dans plus d’une demi-douzaine de films, n’apparaît pas une seule fois…), et, inversement, le lecteur se trouve souvent en face de passages tellement allusifs qu’ils en deviennent parfaitement incompréhensibles. Jean-Marc Roberts, à qui est dédié l’ouvrage, n’était évidemment plus là pour exiger un peu plus de clarté, mais qu’a donc fait l’éditrice que Rochefort célèbre sur plusieurs pages pour lui manifester sa gratitude ?

On pourra justifier pareille désinvolture en citant cette définition que Rochefort donne de lui-même : « Chez Rochefort, les lèvres en lame de couteau accentuent son côté ricaneur et faux derche. » Coquetterie ? Pas vraiment. Ce portrait est accrédité par certains de ses camarades, qui vous diront, en off bien évidemment, à quel point, sous ses airs nonchalants et débonnaires, il peut être déplaisant et méprisant sur un plateau, capable de ne pas adresser la parole à un partenaire pendant toute la durée d’un tournage.

Mais la question n’est pas là. Après tout, quel est le comédien qui n’est pas un peu faux jeton ? N’est-ce pas une nécessité du métier ? François Périer n’avait-il pas intitulé ses mémoires Profession : menteur ? Le véritable intérêt des « vignettes » jetées en vrac, sans aucun souci de chronologie par exemple, dans Ce genre de choses est que, paradoxalement, elles permettent de comprendre pourquoi le citoyen Rochefort n’est pas franc du collier. Rochefort ne croit en rien. En tout cas, il ne croit guère en l’homme, tant l’homme l’a déçu. Glaçant, son chapitre sur l’épuration qui a suivi la guerre ; terrifiantes, ces images, qui le hantent encore aujourd’hui, de jeunes filles assassinées par la foule — certains n’hésitant pas, pour faire bonne mesure,  à venir uriner sur leurs cadavres —  parce qu’elles avaient commis le crime de coucher avec des Allemands. Désespérante également, son expérience « gidienne » de l’URSS. Lui aussi comprend très vite, à la faveur d’un voyage, que le lait et le miel sont très rares dans ce pays. Mais lorsqu’il essaie de faire comprendre cela en France à son retour, les regards se détournent et les oreilles se ferment. Même chose à propos de l’ayatollah Khomeini, son illustre voisin de Neauphle-le-Château…

Bref, nous sommes à deux doigts de la fameuse tirade de Don Juan au début de l’acte V. Celui-ci ne choisit pas de devenir hypocrite par choix, mais parce que c’est le seul rempart qu’il puisse trouver contre l’hypocrisie de la société qui l’entoure. Rochefort cite par exemple ce directeur de théâtre qui participait en 1945 à un comité d’épuration cherchant des noises à Sacha Guitry, mais qui n’hésita pas, quelque temps plus tard, à mettre des pièces dudit Guitry au programme de son théâtre dès lors qu’il était clair qu’elles pouvaient avoir du succès.

Que reste-t-il dans ce paysage après la bataille ? Eh bien, pas uniquement de l’amertume, contrairement à ce qu’on pourrait craindre. L’amour et l’affection y ont aussi leur place, même s’ils sont paralysés par une certaine pudeur. On sent bien à quel point Rochefort pouvait être attaché à Delphine Seyrig ou à Philippe Noiret [1]. Mais, à peu de chose près, il semble que, chez lui, l’amour soit réservé aux disparus. Et, bien sûr, aux chevaux.

Et on pourra le regretter. Car si l’on comprend assez vite que le personnage Rochefort a largement été déterminé par le désarroi consécutif à son expérience des hommes, on se dit aussi que l’artiste qu’il est aurait pu, à l’exemple de Baudelaire, essayer un peu plus de cueillir quelques roses sur le fumier, de repérer quelques fleurs du mal. Sa réserve, son recul, son désenchantement expliquent peut-être pourquoi, nonobstant son talent et tout en étant ce que les Américains appellent « a well-respected actor », il n’aura jamais été une star.

FAL

Remerciements à Jean-François KERVIZIC

Jean Rochefort, Ce genre de chosesStock, octobre, 18€

[1]
Rochefort a raconté ailleurs comment, allant voir sur son lit d’hôpital Philippe Noiret quelques jours avant sa mort, il avait demandé à celui-ci : « Est-ce que tu as peur ? » Scandaleuse, obscène pour certains, cette question nous paraît être la plus belle preuve d’amitié qu’on puisse donner à un ami. L’histoire raconte d’ailleurs que le stoïcien Noiret, loin de s’en offusquer, lui aurait répondu : « Ah non ! La situation est est déjà assez emmerdante comme cela. Je ne vais pas ajouter l’angoisse… »  

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1 commentaire

A priori ce livre aurait été "écrit" par Bruno Tessarech, tel qu'il le raconte lui-même dans son Art Nègre.