"les Enfants du silence" ou Faut-il être sourd-muet pour interpréter un sourd-muet ?

Porte de la Muette


Être ou ne pas être ? Tourment personnel d’Hamlet, mais aussi résumé de l’essence de l’art du comédien. Faut-il être sourd-muet pour interpréter un sourd-muet ? A cette question posée par une association… de sourds-muets, on pourra répondre : est-ce vraiment une question ?


« Gardez pour nous servir les muets seulement. »

Victor Hugo, Ruy Blas.


L’affaire n’est pas loin d’être ridicule et est déjà tombée dans l’oubli au bout de quinze jours, mais on nous permettra d’ajouter une ou deux remarques aux commentaires qu’elle a pu susciter.


Or donc, une association de sourds-muets a solennellement protesté contre le fait que la pièce les Enfants du silence (présentée actuellement dans un théâtre parisien), dont l’héroïne est une sourde-muette et qui a pour décor un institut de sourds-muets, était interprétée par des comédiens qui ne sont pas sourds-muets. La comédienne principale a répondu qu’elle ne voyait pas très bien où était la question, puisque le propre d’un comédien est précisément d’être ce qu’il n’est pas. Mais l’argument des plaignants est que la condition des sourds-muets est tellement « à part » que seul un vrai sourd-muet est en mesure de la représenter convenablement sur une scène. Et pour enfoncer le clou, on ajoute : demanderait-on à un acteur noir d’interpréter un personnage dont la « blancheur » constitue un élément déterminant — ou à un acteur blanc d’interpréter un Noir ?


Cette affaire fait remonter dans notre mémoire les propos de notre professeur de grec de khâgne, dont la naïveté nous faisait sourire, parce que nous ne voyions pas qu’elle n’était que l’expression du bon sens. En ces temps post-soixante-huitards donc, certains critiques « littéraires » hurlaient que la poésie de Baudelaire et Rimbaud ne pouvait être comprise et appréciée que par des lecteurs qui, comme ces deux poètes, avaient fait l’expérience de la drogue. Notre maître helléniste se permit de dire qu’il n’avait, pour sa part, jamais tué son père ni jamais couché avec sa mère, mais qu’il ne voyait pas en quoi cela lui interdisait d’expliquer et de commenter correctement Œdipe roi de Sophocle. Inutile d’ajouter d’autres exemples : on enfonce ici des portes ouvertes.


Sur la question de la couleur de peau, notre association de sourds-muets ferait bien de se renseigner. On pourrait commencer par lui faire remarquer que, nonobstant le racisme qui caractérisait les romans de Fleming, le personnage de Felix Leiter, autrement dit le meilleur ami de Bond, a été incarné dans les deux derniers épisodes de la série par un acteur noir sans que cela dérange qui que ce soit et qu’il n’est pas exclu que le personnage de Bond lui-même soit interprété, quand Daniel Craig aura tiré sa révérence, par un comédien noir (si l’on en croit certaines sources assez fiables, cette hypothèse de travail est sérieusement envisagée par les producteurs). Mais on nous répondra qu’un tel choix est idéologique et ne prouve pas grand-chose.


Il prouve tout simplement que la vérité n’est dans aucun domaine définitive. Et si la série des « Bond » semble être un exemple trop frivole, signalons qu’il y a belle lurette que des héros shakespeariens autres qu’Othello sont interprétés sur les scènes anglo-saxonnes par des comédiens noirs [1]. Cela avait même fait l’objet, dans un journal britannique, d’un assez bel article intitulé « Colour-blind » (« Daltonien »). Et ajoutons, pour revenir à la question de départ, que, si certains critiques, ne partageant pas l’enthousiasme du grand public, ont pu trouver que les interprètes de la Famille Bélier n’étaient pas de très convaincants sourds-muets et empêchaient le film de sortir du cadre d’une comédie légère, l’un des films les plus bouleversants — mais, malheureusement, assez peu connu en France — ayant pour héros un sourd-muet est le Cœur est un chasseur solitaire, d’après le roman de Carson McCullers. C’est Alan Arkin, ailleurs plutôt bavard (Inspector Clouseau, Argo…), qui nous fait partager les joies et les malheurs de ce personnage coupé du monde, mais qui, miraculeusement, contribue à réconcilier un certain nombre de gens « normaux » qui ne « s’entendaient » plus.


Affaire classée, donc ? Pas tout à fait. Nous laissera-t-on citer ici quelques lignes d’une interview d’Eran Riklis récemment publiée dans notre Salon ? Réalisateur des Citronniers et de Mon fils, Israélien presque plus propalestinien que les Palestiniens eux-mêmes, peu suspect de racisme donc, Riklis n’en dit pas moins sa réticence à l’idée de faire jouer un juif par un Arabe, ou inversement : « J’ai souvent été tenté de le faire, mais je me suis toujours gardé de le faire et je me garderai toujours de le faire. D’abord parce que ce ne sont pas les acteurs qui manquent, d’un côté comme de l’autre. Mais surtout parce qu’un acteur apporte toujours dans son personnage une part d’expérience personnelle. Si moi, juif, je peux introduire de façon convaincante des Arabes dans mes films, c’est parce que j’écoute mes comédiens arabes. J’entends ce qu’ils me disent de leur monde et je peux ainsi éviter les clichés. Je ne dis pas qu’un Arabe ne peut pas interpréter un juif. Makram Khoury, qui interprète le père dans la Fiancée syrienne, joue souvent des rôles d’officiers israéliens, kippa comprise. Mais, quel que soit son talent, je n’arrive pas à y croire. Tout comme j’aurais bien du mal à accepter certaines grandes stars américaines — exception faite de Robert De Niro et d’Al Pacino — dans un rôle de SDF. Maintenant, ce n’est pas parce que je vous dis que je résisterai toujours à la tentation que je résisterai toujours à la tentation ! »


Même Al Pacino ne parvient pas à convaincre tout le monde tout le temps. Le réalisateur norvégien Eskil Vogt, dont le film Blind, sur une femme qui perd la vue, vient de sortir en France il y a quelques jours, explique comment il a travaillé avec son interprète principale, Ellen Dorrit Petersen, pour qu’elle évite les défauts de Pacino dans Scent of a Woman (le Temps d’un week-end), remake américain de Parfum de femme : « La plupart des films avec des personnages non-voyants utilisent des expressions pour la cécité qui sont très exagérées. Les non-voyants qui avaient précédemment l’usage de la vue ne se déplacent pas avec la raideur d’Al Pacino. Nous avons essayé de développer des comportements plus réalistes : les non-voyants que j’ai rencontrés ayant une maladie similaire à celle d’Ingrid [l’héroïne de Blind] peuvent bouger leurs yeux et suivre du regard les sons qu’ils entendent. Parfois, ils n’ont pas l’air non-voyant. »


Riklis et Vogt s’opposent-ils vraiment ? La clause restrictive finale dans la déclaration du premier, les réserves du second sur l’outrance de Pacino peuvent finalement se traduire en une seule et même phrase : un comédien n’est pas convaincant quand il interprète un non-voyant ou, disons plus généralement un non-soi, s’il n’a pas suffisamment travaillé ou s’il n’a pas suffisamment de talent.


Ou, aurait dit Diderot, pas suffisamment de génie. Car là est bien le paradoxe du comédien et ce qui explique qu’il fascine à ce point les foules : il doit trouver en lui-même (where else ?) quelque chose qui se trouve à l’extérieur de lui-même. Tout comme l’artiste, toujours selon Diderot, doit et peut voir des choses que les autres ne voient pas encore, puisqu’elles n’existent pas encore, mais qui ne manqueront pas de se produire à plus ou moins long terme. Quand sortit Il était une fois en Amérique, Sergio Leone expliqua en termes choisis, mais très clairs, que De Niro écrasait ses partenaires parce qu’il avait su, lui, traduire le vieillissement de son personnage par une métamorphose intérieure bien plus que par son maquillage. Et quand David Bowie interpréta au théâtre le héros d’Elephant Man, il refusa l’usage de toute prothèse : il ne comptait que sur lui-même pour produire, ou tout au moins suggérer les déformations physiques de son personnage.


Notre association de sourds-muets ne mérite pas les ricanements qu’ont pu susciter chez certains ses protestations, car il est reconnu que la surdité est un handicap qui isole ceux qui en sont atteints beaucoup plus que, par exemple, la cécité. Mais elle a oublié une chose toute simple qui est dans l’étymologie même du mot art. L’art, tout comme l’arme ou l’orteil (autres mots de la même racine), est un prolongement. Une extension. C’est ce miracle qui permet à l’homme d’être homme, de réaliser son immémorial désir d’être tout à la fois ici et ailleurs. Ne jamais oublier le bon vieux principe d’Oncle Marcel, qui n’hésitait pas, lui, à transformer les Albert en Albertine : « La littérature, c’est la métaphore. »


FAL


[1] Soit dit en passant, Franco Zeffirelli explique dans ses mémoires que la tradition qui veut qu’Othello soit souvent interprété par un Noir est, selon toute vraisemblance, due à un contresens de Shakespeare — ou du traducteur qui lui avait servi de référence : le terme moro avait fini par désigner en italien un homme au teint un peu sombre, mais sans plus, si l’on peut dire. Le Maure de Venise n’était donc pas plus maure que les Bronzés du Splendid.


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2 commentaires

Votre réflexion est tout à fait juste. Mais il est vrai que le handicap est tellement sous représenté au cinéma que l'on peut comprendre cette association.
Par contre la seule chose que ne pourra jamais imaginer l'artiste qui n'a pas le handicap total de la vue,  aussi bon acteur soit-il,   c'est la non conception des couleurs ou de la 3D, comment est le monde tel que peut tenter de l'imaginer un non voyant de naissance, celui qui n'a jamais vu quoi que ce soit, comment peut-il aussi par exemple concevoir ce qu'est un visage, bien sûr le voyant peut le toucher, esquisser les courbes, mais je me suis toujours demandée comment une personne n'ayant jamais vu de sa vie peut créer une image mentale n'ayant aucune idée de ce qu'est... une image avec des couleurs ou même du noir et du blanc, avec une profondeur de champ etc....Bref, ça,  un acteur ne pourra jamais, même en tentant de sortir de lui et d'aller au-delà de ses connaissances en avoir la moindre idée : qu'est ce que le rien ? à quoi ça ressemble la non représentation ?

Anonymous27

Un commentaire digne de Jacques Roubaud !