Faux nègres, Thierry Beinstingel : Les deux corps de la France

Un petit coin de France, paisible, trop sans doute, comme il en est partout. Un village coincé entre deux forêts floquées, et qui semble avoir roulé dans l’ornière et assemblé au hasard ses maisons au fond d’un creux, avoir saisi sa forme immuable dans une glaise inchangée depuis des siècles. Au centre du village, la mairie-école, tout droit jaillie de l’album d’un Depardon qui serait passé par là. Par ici, pardon ! Car ici, c’est chez nous ! L’école est fermée depuis des lurettes. Dans l’ancienne salle de classe des garçons, on remise l’urne et les panneaux électoraux entre deux scrutins. La camionnette-boulangerie fait ses allers et retours devant l’église qui est la seconde officine et la fierté du village. Une légende préside à son histoire glorieuse : une pierre originelle, titanesque, démesurée, introuvable et exagérée dort dessous, c’est ce que disent les habitants fiers comme Artaban et l’historien local qui assure la pérennité du folklore. Pierre est journaliste, il met le pied dans ce décor de reportage-télé, pour la première fois. Inodore et sans saveur, quelconque, rural, doté depuis peu d’un giratoire – ici l’Etat investit pour votre avenir – qui mène plus facilement au cimetière, ce village n’est pourtant pas tout à fait comme ses voisins : un certain parti bleu marine y a réalisé son meilleur score aux présidentielles de 2012. Le journaliste le sait : Une seule question à la fois et attendre la réponse.

 

Cette question il la pose, et plutôt dix fois qu’une aux habitants : Pourquoi ici tout le monde vote à l’extrême droite ? La question embarrasse, la réponse ne va pas de soi. Ici, c’est le grand nulle part de cet Est vengeur, une herbe drue qui repousse toujours après les invasions : Huns, Lombards, Slaves, Vandales, Goths, Wisigoths, Ostrogoths, Teutons et autres Boches sont passés ici. Le village, en attendant un retour de l’Histoire, est à l’écart de la grand-route que les camions de Murcie ou d’outils germaniques défoncent. Personne ne traverse le village, un tracteur de temps à autre, la voiture du facteur qui dépose ses publicités de supermarchés dans les boîtes à lettres de l’ennui. Un loup a fait son retour à quelques kilomètres, menaçant la capitale comme le Prussien en 1870. Le maire, quant à lui, a ses fiertés : il ne sait pas se servir d’un ordinateur mais il recevra chaque année la visite de la candidate qui a décidé de faire d’ici « son Solutré » : entendez qu’elle reviendra chaque année honorer ces braves gens normaux qui la plébiscitent au-delà de toute espérance. La télé déverse chez un autre les banalités du vaste monde, où les réfugiés de Lampedusa n’en finissent pas de se noyer dans une mer d’indifférence : Ne me traitez pas d’égoïste, je suis plus inquiet pour mes voisins et amis travailleurs pauvres n’ayant droit à rien et apprenant à regarder les immigrants se faire soigner mieux qu’eux. 

 

Ici, tout est prévisible : le village décline, les jeunes s’exilent en mal de trouver l’hypothétique raison sociale qui définit l’individu au sein du collectif : le travail. Tel autre répétera ce slogan : Je veux du boulot, pas du mariage homo, en vogue à travers ce pays dévasté par le chômage. Pourtant, les énarques ont pensé à tout, le « développement durable » est en marche, les directives et autres textes légifèrent devant cette marée humaine qui déferle sur l’Europe des « nantis » : Il convient d’établir des garanties minimales applicables à la conduite de retours forcés, en tenant compte de la décision 2004/573/CE du Conseil du 29 avril 2004 relative à l’organisation de vols communs pour l’éloignement […]. Alors : Pourquoi ici tout le monde vote à l’extrême droite ? L’auteur revient sur l’histoire collective d’un pays qui se rêvait un destin pour élargir son territoire. Troisième République : la France de Jules Ferry embrigade sa jeunesse dans l’école obligatoire et laïque. Le même Ferry se réjouit des nouvelles conquêtes africaines du pays de Descartes. A cette même époque, Arthur Rimbaud conquiert les sables du désert yéménite, se réfugiant dans l’action après avoir écrit cette Saison en Enfer (1873) dans laquelle il insulte ses origines et rappelle à la mauvaise conscience occidentale ses ascendances métisses, ses troubles origines : Vous êtes de faux nègres, vous maniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre ; magistrat tu es nègre, général tu es nègre ; empereur, tu es nègre, vieille démangeaison, tu es nègre […] La « vieille démangeaison française », c’est la morgue et l’assurance d’éclairer le monde de sa veilleuse jacobine. Une passion guerrière, un sens de la conquête et la grandeur humaniste. Mais depuis longtemps déjà, après avoir défendu « notre sol » devant « l’ennemi », point de salut : nous frisons l’universel, nous divisons pour mieux régner.

 

Notre monde est prévisible, hélas, et va vers son déclin. Les élites qui assurent la gestion du territoire s’en remettent à ce corps symbolique de la France – le roi Soleil avait le sien lorsqu’il posait devant Hyacinthe Rigaud, bardé de fleurs de lys et couvert de pourpre héréditaire. Eux aussi ont savouré la poésie régulière et sauvage de l’« homme aux semelles de vent », qui, à sa manière, rêvait d’élargir les cartes de son royaume. Malheureusement, à l’heure du « village global » et de la mondialisation des trafics en tous genres, le discours des élites qui tentent de maintenir dans le marbre une « certaine idée de la France » ne tient plus devant le corps réel de la France. Le corps réel ? Celui du grand vide qui dépeuple nos rêves. Bien sûr, une réponse à la question ne suffit pas. Les interviouvés du journaliste, qui ont oublié les vers émerveillés du poète de Charleville récités en classe devant la carte Vidal de La Blache où étincelaient les possessions françaises, répètent inlassablement les mots-clés d’une France tiraillée entre ses valeurs éternelles de « Fraternité » et le principe de réalité des égoïsmes du jour : Abidjan, Algérie, Africains, barbares, bled, chômage, clandestins, communautarisme, corruption, courage, crime, crise, démocratie, édiles, élus, étrangers, fonctionnaires, fondamentalisme, halal, immigration, injustice, insécurité, laïcité, magistrats, mœurs, musulmans, patrie, peur, procureurs, province, souveraineté.

 

Dans une langue sèche et fleurie à la fois, Thierry Beinstingel dépeint admirablement cette France inquiète devant ce double corps pantelant et fatigué. Entremêlant les fils du destin de Rimbaud et celui d’un « village national » qui vote à l’extrême droite : il rappelle nos « veilles démangeaisons » – coloniales – et cette peur de l’autre, que scandait le poète après la défaite de Sedan : tu es nègre ! Lecteur aussi, tu es nègre !

 

Frédéric Chef

 

Thierry Beinstingel, Faux nègres, Fayard, octobre 2014, 422 pages, 20 €

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