Le congrès de Vienne, fondation de l'Europe?

L’historien face à son sujet


Avant de parler du fond de l’ouvrage, parlons un peu de son auteur, car Thierry Lentz est devenu incontournable : débutant avec un ouvrage sur un homme de l’ombre, Roederer, il s’est imposé avec une nouvelle histoire du Premier Empire aux éditions Fayard, qui le place clairement comme l’un des successeurs de Jean Tulard - l’autre historien pouvant prétendre à ce titre étant Jacques-Olivier Boudon. Président de la fondation Napoléon, Lentz s’est beaucoup investi pour faire sortir les études napoléoniennes du ghetto dans lequel elles étaient tombées : nombre de ses ouvrages y ont contribué. L’auteur présente aussi l’avantage de s’écarter de l’hagiographie ; son propos est équilibré, sa démarche analytique par rapport à un sujet - Napoléon -, propice au déchaînement pamphlétaire. Ici, il s’attaque au congrès de Vienne qui, pour une tradition historiographique bien ancrée, est à marquer d’une pierre noire, car il installa la Prusse sur la rive gauche du Rhin - nous y reviendrons.


Un congrès novateur ?


L’auteur a à cœur de souligner les innovations. Par exemple sur la gestion du Rhin, confiée à une commission « européenne » qui en garantit la libre circulation à tous les pays riverains, même en cas de guerre. La traite des esclaves est également abordée, à l’initiative de la Grande-Bretagne qui vient de l’abolir : le congrès permet de lancer un débat qui se poursuivra jusque dans les années 1830-40. C’est aussi le début du concert européen qui naît à Vienne, comme l’avait démontré Jacques-Alain de Sédouy dans son ouvrage éponyme. Le concert européen a été accusé d’avoir bridé les nationalités et d’avoir privilégié le conservatisme, voire la réaction. Toujours est-il qu’à Vienne est initiée une démarche de concertation qui évitera à l’Europe une conflagration généralisée jusqu’en 1914 (c’est d’ailleurs justement parce que le mécanisme du concert européen se grippe que la guerre éclate)…

 

Talleyrand : génie ou imposteur ?


Notre auteur raconte avec talent comment le diable boiteux a réussi à s’inviter à la table des vainqueurs - rappelons que la campagne de France s’est terminée par un désastre militaire, l’abdication de Napoléon et le traité de Paris qui ôte à la France ses conquêtes révolutionnaires, Belgique et rive gauche du Rhin. Sur le plan tactique, Talleyrand est à son sommet lorsqu’il réussit à positionner la France en championne des petits pays européens et à profiter des dissensions entre anglais et autrichiens, d’une part, et prussiens et russes, d’autre part. En janvier 1815, il parvient à impliquer la France dans un traité secret d’alliance avec l’Angleterre et l’Autriche, dirigé contre la Russie et la Prusse : un peu plus de six mois après la défaite de Napoléon, c’est du grand art !


L’historiographie française a accusé Talleyrand d’avoir bradé les intérêts de son pays, particulièrement en laissant la Prusse s’installer sur la rive gauche du Rhin (troc qui permet de sauver la Saxe, ancien alliée de Napoléon dont le roi est le cousin de Louis XVIII). Jacques-Alain de Sédouy avait par exemple soutenu cette thèse dans un ouvrage lui aussi consacré au congrès de Vienne. Thierry Lentz, à la suite d’Emmanuel de Waresquiel, tend à réhabiliter la démarche de Talleyrand avec des arguments qui ont du poids : comment celui-ci pouvait-il prévoir que la région serait à la base de la Révolution industrielle en Allemagne et que la France verrait sa démographie s’affaisser au XIXe siècle ? Talleyrand, semble-t-il, a fait ce qu’il a pu, drapé dans le principe de légitimité, qu’il a utilisé pour rétablir les Bourbons en France et dont il se sert pour torpiller Murat sur le trône de Naples, avec comme ambition de faire reprendre à la France sa place dans le concert européen. C’est Napoléon qui, en débarquant à Golfe Juan en mars 1815, ruine pas mal des efforts de son ancien ministre. Quant aux Cent-jours, ils se solderont par l’occupation de la moitié du territoire français par les alliés. Talleyrand, qui perd l’estime du tsar à Vienne, laissera place au duc de Richelieu pour négocier une nouvelle paix, puis le départ des troupes d’occupation en 1818.


Voici donc une très belle synthèse, une habitude chez l’auteur, qui parvient à chaque fois à rester clair, concis, précis. On connaissait Thierry Lentz en tant que spécialiste de Napoléon : Le congrès de Vienne l’installe définitivement parmi les spécialistes de l’Europe du début du XIXe siècle.


Sylvain Bonnet


Thierry Lentz, Le congrès de Vienne, Perrin, janvier 2013, 385 pages, 24 €

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