Un roman bien de notre temps...

Depuis La Malédiction d’Edgar (Gallimard, 2005), Marc Dugain excelle dans les tableaux réalistes des dessous d’un certain milieu (celui du « pouvoir » et du « renseignement ») – et du drôle ( ?) de jeu qui y est pratiqué : « Je te tiens, tu me tiens par la barbichette »… Son neuvième roman, L’Emprise, met en scène deux candidats rivaux au sein d’un même parti briguant l’investiture à l’élection présidentielle (Launay et Lubiack) tout au long d’une interminable campagne électorale riche en coups de théâtre – et en coups bas comme il se doit, compte tenu du « sens de l’Etat » et de son exercice pratiqué par ces personnages dont « toute ressemblance avec des personnages existants » ne saurait bien entendu être que fortuite, mais enfin pas complètement…

Autour des deux prétendants à la magistrature suprême gravitent le président d’un « groupe militaro-industriel » du secteur de l’énergie nucléaire et son prédécesseur évincé. Et puis il y a l’inamovible responsable de la Direction centrale du renseignement intérieur (DRCI) et son agente, Lorraine, auquel l’auteur s’attache depuis le début du récit- « elle se demanda ce qu’elle faisait dans ce métier, si ce n’était d’y jouir de ce qu’elle observait chez les autres, un goût prononcé pour la dissimulation et la transformation »…

Hommes et femmes de l’ombre tournent autour de la figure tragique d’un responsable syndical qui voulait en savoir trop sur des transferts de technologie nucléaire aux Chinois et l’on se surprend à rêver à la mise en images, forcément imminente, de ce récit habilement mené…

 

Les arcanes du pouvoir

 

Marc Dugain réussit aussi le tour de force de donner une densité et une complexité à des carriéristes de la politique dont « l’humanité » pourrait sembler plus sommaire, à commencer par Philippe Launay, le grand favori de l’élection saisi en pleine tragédie familiale et en pleine « progression dans son vide intérieur » – il forme un couple hyperfonctionnel avec son « assistante de communication » : « Aurore avait compris comme tous les communicants que depuis deux bonnes décennies la forme avait pris le pas sur le fond, et que face au phénomène croissant de l’impuissance publique l’image devait se gérer comme les derniers deniers d’une famille frappée d’impécuniosité. Il ne s’agissait pas d’aborder le réel de façon convaincante mais de créer une fiction crédible (…) Il avait besoin d’elle pour savoir de quoi il devait avoir l’air, car lui-même n’en avait aucune idée, pas plus qu’il n’avait de véritable conviction, si ce n’est de persévérer dans une ambition qui lui était indispensable. ». Launay a aussi un conseiller, Marquet – un nom à plusieurs « entrées » : « Il aurait pu être de droite s’il n’avait pas trouvé la droite trop affairiste et préoccupée des privilèges de son électorat. Il aurait pu être de gauche si celle-ci avait montré plus de courage politique et ne passait pas sn temps à couver un électorat qui soignait sa dépression chronique par un conservatisme viscéral. De plus, en émule de Kafka, il se méfiait de l’Etat dont, pour lui, le but était souvent moins de servir le public que d’organiser le confort et l’irresponsabilité de ses agents et de ses élus. Il n’abordait jamais idéologiquement le thème de la mondialisation, considérant que les idéologies sont à l’homme ce que sa corbeille est au chien. Il définissait la mondialisation comme une perte de contrôle des gens sur leur propre vie en contrepartie de l’opportunité de consommer moins cher. »

Ainsi va la « marche classique des affaires » - un évangile de la perdition de nature à nourrir le désenchantement des jeunes générations voire à aiguiser leur ressentiment…

Le romancier tire aussi le portrait de Lubiack, le rival de Launay qui tente de le déborder par la droite, avec des formules qui font mouche : « Il a clamé sa loyauté sur le ton de quelqu’un qui cherche l’endroit où il va planter son couteau ». Les figurants de cette Comédie humaine sont également soignés d’un trait bien ajusté : « Il avait tout d’un parasol replié à la hâte dans la crainte de l’orage ». Sur qui crèvera la tempête ?

 

L’art majeur du désenchantement

 

Le romancier ne force pas trop le trait et « l’effet de réel » se manifeste jusque dans l’art du décor comme celui qu’il plante distraitement aux alentours du jardin du Luxembourg : « Il se dégageait du lieu la sérénité d’un endroit où hommes et femmes politiques de tout bord célèbrent confortablement leur connivence dans le partage d’avantages injustifiables que nul n’est en droit de dénoncer sans être taxé de subversion ».

Sur ce radeau de la Méduse de notre hypermodernité malade de son avidité, Lorraine s’occupe comme elle peut de Gaspard, un ado atteint du syndrôme d’Asperger – et leur duo forme comme une bulle d’humanité perdue en « milieu hostile »… Tout ne serait-il pas entièrement perdu dans un « système » en voie d’effondrement dont les réservoirs se vident sans que l’on n’ait trouvé (encore ?) les moyens de les remplir à nouveau ?

En chroniqueur impassible de cette hémorragie, Marc Dugain a posé la première pierre d’une entreprise romanesque qui tient tout à la fois du thriller psychologique particulièrement bien tourné, du tableau désenchanté de nos déliquescences de fin de cycle et d’une Comédie humaine dont on attend la suite en espérant qu’elle ne pèsera pas sur le ventre au seuil d’une bifurcation majeure de notre histoire encore commune, si commune…


Michel Loetscher


Marc Dugain, L’Emprise, Gallimard, avril 2014, 320 p., 19,50 €

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