Heinrich Steinfest, "Le onzième pion" : Échec & mat

On avait trépigné de joie en lisant Requins d'eau douce, on s’attendait donc à être pareillement détourné de toute réalité et de tout bon sens cartésien pour être emmené au cœur d’une nouvelle affaire policière débridée. Le lecteur ne sera pas déçu du voyage. Les protagonistes sont différents : exit le commissaire viennois qui ne porte pas d’arme et résout ses énigmes avec l’aide hasardeuse du Tractatus ouvert selon le bon vouloir d’un hasard complice. Bienvenue à Lili Steinbeck, inspecteur brindille aux jambes infinies qui s’habille d’un rien et affiche sa liberté de penser comme son nez défait au milieu d’une cohorte de mâles en furie. Et Dieu sait qu’elle ne sera pas déçue du voyage : entre un détective grec obèse qui dort sur sa canne dès qu’il arrête de marcher, un tueur professionnel finlandais qui retourne sa veste, des Batman violeurs à l’appendice surprenant aux collègues empotés ou littéralement raide dingue d’amour, il y aura le pion.
Ce malheureux Stansky, enlevé pour avoir mangé une pomme passée par sa fenêtre. Comme si, du jardin d’Eden, l’on avait balancé quelques appâts pour voir si les hommes étaient encore prêts à marcher sur la tête au principe d’un dogme abscons qu’ils devaient suivre à la lettre...

Une fois encore l’intrigue policière est un prétexte. Diablement construit, habillement dépeint, avec cette fougue et l’insolence qu’on lui connaît, Heinrich Steinfest chronique notre époque avec ironie et lucidité. On assiste alors à une partie d’échec à l’échelle mondiale sous couvert d’une opposition de style qui n’est pas sans rappeler les guerres de religions que nous subissons actuellement, comme si la fuite en avant semblait être la seule doctrine actuellement admise. "Partout la fuite, même chez les fondamentalistes. Partout des gens qui se cachaient pendant que Dieu comptait jusqu’à mille."

Lili ira du Yémen à Maurice, en passant par la Grèce et même l’extrême Sibérie pour tenter de mettre en échec des dieux immatures ; de ce grand écart entre l’hyperconsommation et l’endoctrinement, il en ressortira que son esprit d’analyse et son flegme fonctionnent encore le mieux avec un nourrisson que ses parents ne parviennent pas à calmer. Comme quoi, si "la prière est la boisson gratuite qu’on offre aux adeptes d’une confession", le biberon donné par un tiers est déjà ce poison délicieux de l’interdit bafoué que les hommes rechercheront leur vie durant dans des passades sans lendemain.
Mais Lili aimerait se marier, finalement, avec un homme riche, tant qu’à faire. Les dieux auront-ils de quoi répondre à cette ultime requête ?

C'est donc bien une satire qui se déplie à un rythme digne d’un James Bond où les journalistes fouinards se reconvertissent en chauffeur ou cuisinier dévoués, Mars devient une destination prisée et la torture un moyen d’investigation de la psyché. Chacun dans son rôle, conduit par un grand marionnettiste à l’humour ravageur, les personnages défendent au mieux les intérêts de leur corporation tout en conservant ce libre-arbitre qui leur permettra de s’extraire de ces "associations conçues pour les gens qui n’ont jamais appris à aller tout seuls aux toilettes."

François Xavier

Heinrich Steinfest, Le onzième pion, traduit de l’allemand (Autriche), par Corinna Gepnr, Carnets nord, janvier 2012, 409 p. - 20,00 €

 

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