Heinrich Steinfest et ses "Requins d’eau douce" ou l’esthétique aquatique revistée

Rien n’est plus difficile que d’écrire de la bonne littérature quand on y associe un thème, car cela impose le respect de codes particuliers ; c’est pour cela qu’à 95% des cas les polars sont dépourvus de style au bénéfice de l’intrigue qui doit imposer toujours plus d’actions. Or, dans ce livre-ci, Heinrich Steinfest fait coup double : une énigme impossible et un talent narratif hors du commun ! Oui, il faut parfois un peu d’emphase pour dire tout le bien que l’on pense. Voici ce qui sera très certainement l’un des tout premiers plaisirs de lecture de l’année, pour ne pas dire de la décennie. Ce livre est un savant mélange de Djian, de Kundera et de Saramago : un cockatil admirablement arrangé. La construction sémantique, le rythme, le sens de la chute, les clins d’œil culturels, les mises en abyme des personnages comme des situations qui dépeignent les travers des protagonistes pour mieux les confondre, tout y est, rien ne manque dans les canons du genre, mais avec ce petit plus qui fait la différence ! 
C’est un feu d’artifice à chaque page, et tenir la longueur sur 400 feuillets est une sacrée performance.

Ce livre est à dévorer ! Mieux, à savourer tant l’intelligence y est présente, l’esprit toujours en éveil pour servir un style trépidant qui distille humour, maximes, réflexions philosophiques, scènes d’anthologie, dialogues percutants, énigme diabolique, absurdité équivoque, légèreté indispensable, code subliminal et images virtuelles. N’en jetez plus, la barque est pleine ; voguez alors sur les traces de ce requin urbain qui n’est jamais mieux à son aise qu’en milieu captif dans une bonne dose d’eau douce... 

Car, comme dans tout roman noir, tout débute par la découverte d’un cadavre. Celui-ci sortira de l’ordinaire : tout d’abord il n’est pas complet (manquent un bras et une jambe), ensuite l’origine de cet oubli semble bien être due à l’intervention d’un requin. Sauf que le macchabée a été découvert... dans une piscine privée, sur le toit d’un immeuble cossu de Vienne, sous les étoiles qui n’en demandaient pas tant pour sortir de leur léthargie. La canicule qui sévit sur la capitale autrichienne n’entravera point l’enquête de l’inspecteur principal Lukastik qui va démêler l’intrigue en moins de 48 heures... avant de découvrir les joies d’une plongée dans le noir total.

Il faut dire que Richard Lukastik est un original. Totalement hors de contrôle (le commissaire Albrich n’en dort quasiment plus), il n’est jamais armé (mais possède une belle connaissance... de l’œuvre de Bach, avec une prédilection pour le prélude de la partita), il pilote son enquête sur des intuitions (comme sa Ford Mustang, couleur or mat) ou sur des coups de tête (ou de cœur, mais pas au sens du sentiment puisque la femme de sa vie fut sa sœur, mais ça c’est une autre histoire), et surtout il suit aveuglément les préceptes de Ludwig Wittgensteinson dieu. Lukastik considère qu’il avait "apporté au monde la clarté suprême, une clarté qui lui avait rendu sa dignité. La logique de Wittgenstein [...] produisait un air respirable, d’une pureté parfaite.
Ainsi, il ne se sépare jamais de son exemplaire du Tractatus qu’il connait par cœur (et qu’il convient, pour le lecteur, de comprendre dans son sens éthique et esthétique, et non dans une approche logique), sans toutefois ne jamais manquer d’y découvrir de nouvelles choses à chaque relecture... Car ce livre magique "comportait deux parties, celle qui avait été écrite et celle qui ne l’avait pas été, moyennant quoi la seconde partie, la non écrite, était la plus importante.
Partant de ce postulat, Lukastik est convaincu que c’est la vie non vécue qui importe, qui constitue la véritable vie... Ce qui ne l’empêche pas de développer ses petites marottes, à commencer par sa tenue vestimentaire : "Il était de ces gens qui, devant une catastrophe, quelle qu’elle soit, se sentent beaucoup mieux s’ils ont au moins la certitude d’y faire face dans une tenue convenable. Pas de Jugement dernier sans chaussures cirées."

C'est l’anti-thriller, tout en nuances et détails... Un livre qui marque, comme une musique qui vous trotte dans la tête sans pouvoir vous en débarrasser. 
Plongez-y la tête la première !

 

François Xavier

 

 

Heinrich Steinfest, Requins d’eau douce, traduit de l’allemand (Autriche) par Corinna Gepner, coll. "roman noir", Carnets nord, janvier 2011, 393 p. - 20,00 €

 

PS - à lire aussi Le onzième pion

 

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