Les sept confessions de Jean-Jacques Rousseau

Que représente Rousseau aujourd’hui, pourquoi tenter de mieux le connaître, comment le percevoir et le recevoir ? Quels apports offre-t-il pour notre temps ? Qui ignore son nom, qui cependant mesure l’amplitude de son œuvre ? Le personnage est complexe, multiple, difficile ! Certains faits de sa vie sont répétés à l’envi, d’autres, parmi les plus significatifs, sont oubliés ou négligés. Son influence a été considérable, son aura brille moins maintenant. Est-il avant tout philosophe ou d’abord écrivain? Associé immanquablement à Voltaire, il s’en démarque pourtant beaucoup. Décevant quand il s’agit de sa vie privée, mauvais modèle de père, donnant des conseils aux autres et ne les appliquant pas à lui-même, il laisse malgré cela des préceptes essentiels qui n’ont rien perdu de leur portée. Lui qui disait aux maîtres « soyez simples, discrets et retenus », il n’a guère fait montre de telles qualités, sans doute trop sûr de son savoir ou craignant de ne pas les posséder. S’il a reconnu la valeur de l’enfant en tant qu’être en devenir, il a été davantage un bon éducateur qu’un fin pédagogue. On a écrit sur ce point que « son tort est de tout borner à la nécessité et à l'utilité, de bannir de l'enfant l'idéal, le sentiment, et surtout la règle, la discipline, le devoir. Il estime que c'est une chimère de parler aux enfants de morale et de religion, qu'il faut être homme pour ouvrir son âme aux inspirations élevées ». Des exemples actuels étayent cette affirmation. Opposer la conscience, cette voix qui est celle de la nature parlant en nous, à la raison, n’est-ce pas là une erreur souvent dénoncée ?


En somme, « rêveur et poète plutôt qu'homme d'action, déclamateur plutôt que réformateur, Rousseau a semé les contradictions sur sa route. Amant passionné de la nature, il ne parvient pas à sortir de l'artifice. C'est sur un artifice qu'il reconstruit la société par son contrat social ». Autrement dit, pratiquerait-il « l’art du ricochet » ? Mais doit-on mettre sa sincérité en doute quand on sait ce qu’il a éprouvé comme amertume et malveillance au long de son existence ? 


Les contradictions de Rousseau, ses ambigüités, ses forces et ses faiblesses, les nombreux paradoxes qui sculptent sa statue de bronze et d’argile mêlés, qui pouvait mieux que lui les analyser, les restituer à la postérité, les exposer comme passées au filtre de son jugement intérieur ? Avec habileté, Valère-Marie Marchand laisse la parole à son « enfant sauvage » et dégage ainsi toute la stature de l’homme qu’il est devenu. En une dizaine de pages qu’elle place en tête de son ouvrage et qu’elle nomme naturellement prologue, elle le laisse parler. C’est un Rousseau loyal qui convoque le lecteur, qui dévoile ses équivoques autant que ses certitudes, qui divulgue les méprises circulant à son sujet autant qu’il réfute les fausses opinions colportées à son encontre.


Les quelques 400 pages qui suivent cette confession sont une invitation, rédigée d’une plume intelligente et qui se veut impartiale, à aller plus loin et à décider le lecteur, une fois muni de toutes les pièces du dossier, à réviser sa position et le cas échéant, à prendre parti. Donc à mieux le connaître au préalable et à davantage le recevoir avant de condamner ou encenser. Ce travail bien maîtrisé de recherches, de lectures, d’études relancées auprès de documents historiques, d’approfondissements des sources, de croisements de références, qui cerne le sujet sans l’emprisonner, dresse un portrait aussi complet que possible de cet homme mal saisissable, au quotidien comme au milieu des événements historiques sans nombre qui ont jalonné son parcours aussi capricieux que riche, décousu que calculé. Botaniste, musicien, analyste politique, combien de vies dans cette vie ? Le titre de ce livre en compte sept. Il y en a peut-être d’autres !


Critique d’art, passionnée de calligraphie et du sens des chiffres, ayant publié entre autres une biographie remarquée sur Boris Vian et un érudit Le verbe géomètre, mais journaliste avant tout, Valère-Marie Marchand mène son enquête comme elle se lancerait dans un reportage, sans indulgence mais non sans bienveillance. Jean-Jacques ne mérite-t-il pas d’être ainsi traité ? Curieusement, elle s’est prise d’affection et piquée de curiosité pour son héros - qu’elle n’hésite pas à qualifier quand il le faut d’énergumène car « Rousseau décourageait tous ceux qui lui tendaient la main » -  par un biais inattendu : les herbiers. Rousseau, ami de la nature, était - on ne le sait pas toujours - féru de plantes. Son érudition en matière florale est surprenante. Rappelons que le célèbre Pierre-Joseph Redouté (1759-1840), « le Raphaël des fleurs », a illustré certaines planches, prouvant ainsi la qualité de l’approche qui fut la sienne de cette science. Pour rester dans ce domaine privilégié, disons qu’à partir de cette racine, l’auteur est remontée le long de la tige, puis a exploré les feuilles, parcouru les fleurs, compté les pistils, arrosé et sarclé le champ de son labeur, observé la germination des graines qui ont pour nom Le Contrat social, l’Emile, Les Rêveries du promeneur solitaire, Le Devin du village, mais encore elle a étudié ces textes peu lus, solides, novateurs en leur temps que sont le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Lettre à Voltaire sur la Providence, Lettres écrites de la montagne, Discours sur les sciences et les arts ou encore Considérations sur le gouvernement de Pologne.


On avance forcément en compagnie de Madame de Warens, de Thérèse, de Diderot, de Pygmalion et d’Héloïse. On saisit mieux les perspectives qui orientent cette œuvre au demeurant disparate et manquant d’unité, mais on en ressent le souffle, la hauteur, la poésie, les élans d’amour, la passion de la nature, l’éventail des talents. Elle n’a pas voulu faire écran entre le modèle et le lecteur, tout au plus lever celui qui fait autour du premier de la fumée afin que le second y voit plus clair. Dernier point, elle a illustré elle-même son travail de petits dessins, des vignettes si l’on veut qui sont autant d’images ponctuant un style précis et enlevé.  


Dominique Vergnon

 

Valère-Marie Marchand, Rousseau, les sept vies d’un visionnaire, Ecriture, novembre 2012, 421 pages, 22 euros   

 

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