L’Enéide de Virgile, l’ultime livre d’histoire gréco-romaine de Paul Veyne

Considéré comme le plus grand poème de l’antiquité latine, L’Enéide fut rédigé par Virgile à la fin de sa vie, et demeura inachevé, malgré ses dix mille vers répartis en douze chants. Seul poème épique de langue latine à se hisser au niveau de L’Iliade et de L’Odyssée dont il est inspiré, ce texte est certainement l’œuvre la plus importante de la période. Paul Veyne nous offre aujourd’hui une nouvelle traduction, libérée de la versification traditionnelle employée jusqu’à présent qui, si elle rendait hommage au texte originel, le desservait souvent tant dans son sens que dans son souffle.

Quand la fuite porte l’espoir d’une nouvelle civilisation

Survivant de Troie incendiée et détruite, Enée a été missionné par les Dieux pour fonder une nouvelle civilisation en Italie, la plus grande civilisation de l’histoire - tout du moins du point de vue de l’auteur et de son lectorat. Héros qui n’est pas maître de son destin, car jouet des Dieux qui s’affrontent à travers lui - Junon veut la perte d’Enée quand Vénus protège son enfant semi-divin -, et dont la mission civilisatrice le dépasse et lui échappe, Enée traverse la Méditerranée (Thrace, Crête, Epire, la Sicile, la future Carthage, puis l’Italie), le long de laquelle la Grèce s’est épanouie et qui sera le berceau de l’empire romain à venir, dont il est le père - il fondera Lavinium, et son fils Ascagne règnera depuis Albe-la-Longue sur Romains et Troyens réunis contre les Etrusques. Tout au long du récit, ce sont les futurs sujets comme certains des ennemis les plus dangereux de Rome qui s’offrent au regard du lecteur.

Pied de nez du poète à l’histoire, il envisage Carthage, détruite par les Romains après les trois guerres puniques qui auront décidé de l’avenir du monde méditerranéen, comme une ville jumelle, dans laquelle Enée aurait pu vivre son histoire d’amour avec la belle Didon, reine d’une ville qu’elle a fondée - tout comme devra le faire Enée - en fuyant le berceau de sa propre civilisation, originaire de Tyr. Mais ce héros malgré lui n’a pas le droit à l’amour : il le goûte, mais les Dieux lui rappellent sa mission et le forcent à accomplir son destin si pesant. Demi-dieu, Enée ne s’appartient pas, l’histoire l’appelle, les guerres aussi, tout comme Rome plus tard. Virgile offre ainsi à Rome son mythe fondateur, et justifie a posteriori son rang de première civilisation du monde.

Une structure binaire symbolique

Divisé en deux parties de tailles égales, le récit, à l’instar de L’Odyssée, présente dans les chants 1 à 6 une quête, un voyage qui semble ne jamais vouloir finir, pour rejoindre l’Italie et fonder la civilisation romaine. Enée raconte les étapes de son voyage à Didon, qui l’a recueilli après une tempête provoquée par Junon. L’amour entre les deux personnages est au rendez-vous, ils ne se quitteront, on l’a vu, que par la volonté des Dieux. Comme si la rancune tenace de Didon à l’encontre de celui qui l’a abandonnée était à l’origine des tensions futures entre Rome et Carthage...

Paroxysme de la quête, Enée, dans le chant 6 - sans doute le chant le plus complexe de l’œuvre car a priori le plus détaché de l’objectif de Virgile de donner une histoire à Rome – traversera les Enfers et en reviendra. Seule entorse à la méthode de Paul Veyne dans sa traduction de laisser le texte à ce qu’il est, et de ne pas l’encombrer d’explications, ce chant est l’objet de la postface du livre, dans laquelle Paul Veyne nous livre sa compréhension de ce moment pivot du poème. Il y répond à une question qui a hanté une partie de son œuvre d’historien, puisqu’il y a consacré un ouvrage pour les Grecs, ces ancêtres des Romains : croyaient-ils vraiment en leurs mythes et en leurs dieux ?

La seconde partie, des chants 7 à 12, prend la forme d’un hommage (l’imitatio latine) à L’Iliade : Enée remonte la péninsule italienne, se bat et défait ses ennemis. Comme dans le poème d’Homère, la guerre occupe l’intégralité de cette partie ; Enée s’y conduit en chef de guerre qui servira d’exemple aux futurs chefs romains. Il remporte des victoires, sait nouer des alliances, est magnanime (comme quand il épargne un chef vaincu, qui n’hésitera pas à le trahir par la suite ; il fait alors preuve de clementia, une des qualités de César, le père d’Auguste : il faut y voir une apologie des deux hommes à travers Enée, puisqu’ils sont, selon la légende, ses descendants directs). Il fait aussi preuve de la qualité primaire dont l’homme romain se doit de disposer, héritée de la pensée grecque - et abordée par Platon comme par Aristote : la virtus (du latin vir : l’homme), qui regroupe ces attributs masculins de force lesquels, au-delà du simple courage que la notion englobait au départ, étaient devenus, du temps de Virgile, une combinaison de qualités incluant la prudence (prudencia), la justice (iustitia), la tempérance (temperantia) et le courage (fortitudo). Ainsi, par les péripéties traversées, les voyages effectués, les combats menés, la capacité de renoncement dont il dote Enée, Virgile a fait du héros grec l’homme romain contemporain parfait, à l’image d’Auguste, son empereur qui lui avait commandé le texte.

Une richesse insoupçonnée

En nous donnant une nouvelle traduction de ce chef d’œuvre, et en rendant le texte accessible, Paul Veyne fait d’abord œuvre de pédagogie : il nous offre un texte essentiel, au sens étymologique du terme, puisqu’il permettra au lecteur de s’abreuver à certaines des sources de la civilisation occidentale. Saluons au passage les notes d’Hélène Monsacré, qui permettent une mise en abyme historique et culturelle fort utile sans alourdir la lecture. Le travail du traducteur permet ensuite de prendre toute la mesure du souffle épique qui traverse L’Enéide, et de ses qualités poétiques indéniables (on sent littéralement la poésie latine à travers la prose française). On n’avait pas lu d’aussi bonne traduction depuis le travail d’Annette Flobert sur les textes de Tite-Live.

Il convient enfin de noter un dernier intérêt à la traduction de Paul Veyne : en reprenant ce texte, à l’origine de son amour pour la période, quand il était encore enfant, il sert sa propre thèse, développée dans un précédent ouvrage, L’empire gréco-romain, dans lequel il soutenait qu’il n’y avait pas d’empire romain, précédé d’une civilisation grecque, mais bien un mélange des deux, totalement inextricable, en termes de cultures et de civilisations. Les Grecs regardaient les Romains de haut mais leur étaient soumis et respectaient leur puissance et leur œuvre unificatrice, et les Romains s’estimaient plus puissants, mais ne cessaient de se comparer aux Grecs, et considéraient leur langue comme plus noble et plus intellectuelle - toute l’élite romaine parlait grec, signe de supériorité, d’éducation et de pouvoir, comme le français l’était pour les élites européennes de l’époque de Louis XIV au XIXe siècle.

D’un empire gréco-romain à une civilisation gréco-romaine, il n’y a qu’un pas, que Paul Veyne effectue le cœur léger et sûr de lui : le Rubicon est franchi. La boucle est bouclée, et le lecteur curieux sera comblé.

Glen Carrig

Virgile, L’Enéide, traduit du latin et présenté par Paul Veyne, novembre 2012, Albin Michel, "Les Belles Lettres", 432 pages, 24 euros

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PCL

Pour l’anecdote, plusieurs générations de latinistes connaissent et reconnaissent les premiers vers de l’œuvre, forçant la génération suivante à l'apprendre par cœur...
Et ainsi de suite, Arma virumque cano//Troiae qui primus ab oris...