Œuvres complètes de Virgile en Pléiade

…VIRUMQVE CANO…


Virgile enfin reconnu comme il convient. En entrant dans la Pléiade, il va pouvoir rejoindre Jean d’Ormesson sur les étagères des bibliothèques !


Œuvres complètes ? Œuvres plus que complètes en vérité, puisque, dans le « Virgile » de la Pléiade qui sort ces jours-ci, la sainte trinité Bucoliques-Géorgiques-Énéide est complétée par la Vie de Virgile de Donat et par l’Appendix Vergiliana, autrement dit par six pièces attribuées à Virgile, mais dont on ne saurait jurer qu’elles sont de lui. Si l’adjonction du texte de Donat constitue un « bonus » assez classique, la présence de l’Appendix pourra faire tiquer certains intégristes de la littérature. Peut-on mêler ainsi impunément le vrai et le faux ?


Mais l’intégrisme n’est pas de mise ici. Ces poèmes de jeunesse (?), ces pastiches, ces hommages, ces produits dérivés — peu importe le nom qu’on leur donne — n’ont pas le caractère grossier des contrefaçons. Le Moustique, par exemple, pourrait avoir sa place dans les Bucoliques. Et bien plus largement, ils illustrent ce que Philippe Heuzé — l’un des trois responsables de cette édition — rappelle dans son introduction intitulée la Fortune de Virgile : l’influence de Virgile dans la littérature occidentale est telle qu’il est, pour reprendre la définition de la divinité vulgarisée par Pascal, une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Il n’y aurait pas eu Dante ; il n’y aurait pas eu Pétrarque ; il n’y aurait pas eu Hugo ; il n’y aurait pas eu Nerval s’il n’y avait pas eu Virgile. Un critique du début du XXe siècle a même consacré un livre entier aux rapports entre Virgile et Hugo. Oui, la liste des « descendants » de Virgile est longue, bien plus longue même que celle que propose Philippe Heuzé, qui se limite aux auteurs italiens et français, quand il pourrait sans difficulté inclure par exemple des auteurs anglais. [1]


La distinction traditionnelle entre deux types d’œuvre d’art, à savoir celle qui fait exploser les cadres établis, mais qui reste sans suite, et celle qui, plus discrète au départ, n’en engendre pas moins une lignée, n’existe pas avec Virgile. L’Énéide est les deux à la fois, peut-être parce qu’elle a réussi ce miracle d’être une copie que beaucoup considèrent comme égale, sinon supérieure à l’original. Virgile a évidemment puisé son inspiration chez Homère, mais il a su s’émanciper d’une manière étonnante. D’abord en inversant la chronologie Iliade-Odyssée : les six premiers livres de l’Énéide, avec Énée échouant chez Didon à la suite d’une tempête, font écho aux voyages d’Ulysse ; les six derniers livres sont remplis de combats qui, s’ils se déroulent sur le sol italien, ne laissent pas de rappeler les affrontements entre Grecs et Troyens. Au thème du retour se substitue donc celui de l’exil, bien plus conforme à l’histoire des hommes. « L’Énéide, nous dit Philippe Heuzé, installe l’humain dans le temps, dans l’histoire. »


En fait, le génie de Virgile a consisté à construire son épopée autour d’un héros qui n’a rien de ce que l’on nomme aujourd’hui un « super-héros ». Énée nous apparaît, à maints égards, et malgré ses origines divines (puisqu’il est fils de Vénus), comme un homme médiocre. Médiocre au sens latin du terme, autrement dit sans valeur péjorative. Un homme moyen. La première apparition d’Énée dans l’Énéide nous le montre tremblant et suppliant. Il sait se battre ; il n’est pas idiot ; il sait parler quand il le faut. Mais il n’a ni la vaillance d’un Achille, ni l’intelligence d’Ulysse. Il est investi par le destin d’une mission qu’il accepte et dont il s’acquittera le mieux possible. Oui, il ira fonder une nouvelle Troie sur le sol italien. Mais il s’acquitte de ce devoir sans enthousiasme particulier, sans panache. Arma virumque cano… Tout le monde connaît par cœur l’incipit de l’Énéide, mais que signifie-t-il exactement ? Certains, fleur au fusil, traduisent : « Je chante les armes et le héros », celui-ci apparaissant comme le corollaire évident de celles-là. Mais rien n’empêche de donner à virum un sens plus modeste et plus contradictoire : « Je chante les armes, mais je chante aussi l’homme [perdu au milieu des combats]. » Le « parcours » d’Énée s’apparente à celui de l’humanité, capable, certes, de réaliser parfois de grandes choses, mais s’efforçant le plus clair de son temps de panser ses plaies après les catastrophes successives qui s’abattent sur elle sans qu’on sache toujours bien pourquoi. Comme le souligne encore Philippe Heuzé, les conflits dans l’Énéide sont bien moins dus aux hommes qu’aux dieux (ou qu’aux déesses…). Puisque ces mystères nous dépassent, Énée ne feint pas d’en être l’organisateur. Nous sommes obligés d’admirer Ulysse, mais ses ruses peuvent parfois nous agacer. Nous admirons beaucoup moins Énée, mais c’est précisément ce qui fait que nous avons beaucoup plus de facilité à nous identifier à lui.


Où il est prouvé 1. que, contrairement à ce qu’indiquent nombre de manuels d’histoire, François Ier n’a pas été le premier souverain à comprendre que le pouvoir passait par l’image du pouvoir et qu’il fallait confier à des artistes le soin de construire cette image ; 2. qu’une œuvre de commande, voire de propagande, peut être une véritable œuvre d’art quand elle est réalisée par un véritable artiste, capable de tourner les contraintes à son avantage et de transformer le plomb en or. Car l’Énéide est une œuvre de propagande. Disons qu’en l’occurrence, Virgile a eu la chance de devoir mettre son talent au service d’une propagande intelligente, et a renforcé de sa vision poétique la vision politique nonpareille d’Auguste, empereur extraordinaire déguisé en président normal, acceptant comme seule marque distinctive le rôle de princeps (premier à prendre la parole au Sénat).


On sait que, lorsqu’Octave prend officiellement le pouvoir en -27, il se trouve face à une Rome exsangue, épuisée par un siècle entier de guerres externes et internes, ponctuées par la mort violente de différents grands personnages obsédés par le pouvoir (Sylla, Pompée, César). Mais ceux-ci n’ont pas été uniquement victimes de leur ambition personnelle. Ou, plus exactement, comme l’explique Jacques Perret [2], leur ambition les a conduits à ne voir en Rome que Rome. La supériorité d’Octave-Auguste a été de penser tout de suite « empire romain » (même s’il n’existe pas encore à ce moment-là en latin de terme officiel pour désigner cet empire).


Auguste et son ministre de la culture Mécène savent ce qu’ils font quand ils repèrent et enrôlent ce Virgile, jeune poète d’une vingtaine d’années à peine qui débarque de sa province. Celui-ci, en mettant dans ses Bucoliques et dans ses Géorgiques l’accent sur la terre et les paysans, s’envole par-dessus les murs de Rome pour aller embrasser l’Italie tout entière. Cette « conquête » se poursuit et s’étend avec l’Énéide, les voyages d’Énée couvrant pratiquement l’ensemble de la Méditerranée. Son histoire, raisonnablement optimiste (car, tel Moïse, il approchera de la Terre promise sans vraiment l’atteindre — ce sont de très lointains descendants de son fils Ascagne, alias Iule, qui fonderont Rome), est celle d’un beautiful loser. Troyen vaincu, exilé, Énée est déjà d’une certaine manière l’image du grand rêve américain : il nous prouve qu’un échec, si lourd soit-il, peut être la première étape d’un succès. Lorsque, au livre VI de l’Énéide, cet anti-héros descend aux Enfers, il ne rencontre évidemment que des morts, mais ce sont ces morts, et en particulier l’ombre de son père, qui lui indiquent ce qu’il doit faire et lui prédisent le glorieux avenir de Rome.


Cette édition de la Pléiade a voulu, en quelque sorte, être fidèle à l’élitisme démocratique de Virgile, en entendant aider les anciens latinistes à retrouver le latin qu’ils avaient perdu. Elle est donc bilingue (y compris pour la Vie de Virgile par Donat), ce qui est une excellente chose, mais, outre le fait que tous les commentaires sur le texte même de Virgile sont rejetés dans des notes de fin de volume imprimées — c’est la loi du genre — dans un corps minuscule plutôt éprouvant pour les yeux des senior citizens, la présentation choisie pour la traduction est peut-être discutable. Présentation en stiques. C’est très à la mode, la présentation en stiques. C’est même conseillé par les jurys de certains grands concours, puisque le travail du correcteur s’en trouve allégé. Présentation en stiques, cela signifie qu’on traduit le texte vers par vers et qu’on passe à la ligne en français après la traduction de chaque vers (ce qui, soit dit en passant, valide la définition du poème donné un jour par Gide — texte dans lequel on passe à la ligne avant que la phrase ne soit finie…). L’opération n’est pas, en soi, aberrante, puisque, le plus souvent, le vers latin, en tout cas l’hexamètre, forme une unité sémantique (c’est d’ailleurs ce qui fait que, contrairement à ce qu’affirment certains maîtres sentencieux, la poésie latine n’est pas plus difficile à comprendre et à traduire que la prose), mais cette tendance générale n’empêche pas qu’il y ait parfois des constructions à cheval sur deux vers, des rejets, des effets de rupture et de rythme que les passages à la ligne en français n’arriveront jamais à rendre correctement. Bref, la traduction, du point de vue du sens, n’est pas ici en cause, mais, ainsi disposée, elle transforme l’épopée virgilienne en une suite de versets pesamment claudéliens qui devient assez vite lassante pour le lecteur qui voudrait découvrir le souffle même de la poésie. Cependant, n’allons pas reprocher à cette édition sa valeur pédagogique. Elle vise à faire remonter le latin des Enfers où il était enfoui. Et, ce faisant, elle est dans l’esprit même de l’Énéide.


FAL



[1] Virgile a été en outre annexé par le christianisme, à cause de ce qu’il est convenu d’appeler « le mystère de la Quatrième églogue ». Dans une formule un peu contournée, le poète annonce l’avènement d’un enfant. Beaucoup ont vu là une prophétie dans laquelle l’enfant en question serait le Christ. Il nous semble que l’interprétation donnée par Jean-Paul Brisson suivant laquelle l’enfant ne serait autre que le poème en gestation résout tout vite et bien, mais on ne saurait faire abstraction du fait que, pendant des siècles, Virgile a été lu comme un auteur chrétien.


[2] Virgile, Seuil, « Écrivains de toujours ».


Virgile

Œuvres complètes

Édition bilingue établie par Jeanne Dion et Philippe Heuzé

Avec Alain Michel pour les Géorgiques.

Bibliothèque de la Pléiade, NRF.

59,00€ jusqu’au 31.XII.’15 ; 68,00€ ensuite.

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