Taklamakan, le désert d’où l’on ne revient pas

Avez-vous lu Taklamakan, le désert d’où l’on ne revient pas ? Tout bonnement Le Nouveau livre des merveilles, l’opus qui, longtemps avant que ne naquît Sylvain Tesson, demeura au top ten des ventes, catégorie « récit de voyages ».  L’auteur de ce premier best seller mondial ? Un certain Marco Polo, marchand, cartographe, aventurier, écrivain voyageur, vazir : ministre plénipotentiaire de l’empereur de Chine. Outre ces exploits, le marchand de Venise donna son nom à un mouflon, à une mission chargée de collecter des échantillons d’astéroïdes et, haut-fait parmi les hauts-faits, rapporta du Céleste Empire l’immuable socle du repas italien. Au cinéma, enfants, nous vîmes en 1965 la France tenter sous ses vives couleurs de damer le pion à Hollywood et à David Lean. Pour célébrer dignement La fabuleuse aventure de Marco Polo, il fallut dépêcher une cavalerie d’exception : Orson Welles, Omar Sharif, Anthony Quinn, Elsa Martinelli… jusques au Maréchal Tito, qui, en son Hollywood de l’Est, au Cinéma Komunisto, accueillit une coalition afghano-égypto-franco-italo-yougoslave, conjointement dirigée par Denys de la Patellière – bon artisan aujourd’hui oublié - et Noël Howard, réalisateur californien qui venait de remporter un triomphe avec l’inoubliable D’où viens-tu Johnny ? 


Et voilà que ce livre, ce récit source, a engendré un nouvel opus aussi réjouissant et bigarré que le fut son ancêtre. Le terrain y règne en maître, donne le la, décidant à lui seul, chapitre après chapitre, du genre narratif. Aussi le lecteur se voit-il transbordé comme dans une vieille Toyota entre récit anthropologique, topo universitaire, reportage kesselien, qui soudain se découvre, immergé en rase fiction. Parfois un conte, une fable cèdent la place à un récit lovecraftien, auquel succède, le plus abruptement du monde, un portrait du type de ceux qu’affectionnaient hier Barrès ou Gautier voyageurs. Le roboratif et formidable avatar est signé, je n’invente rien, Laurent Gayard. Certains hommes naissent ou deviennent, qu’en saurai-je, si semblables à leurs noms, qu’ils semblent passer leur vie à l’illustrer. Gayard, rude gaillard, se tient ferme sur le gaillard d’avant – Facile ? Je sais - qui emmène, à vive allure et à main forte, son lecteur à des milles et des milles de toutes terres habitées, sur la Route de la soie, au Royaume du prêtre Jean, en cent lieux, exquis ou moins, puisqu’il devra par exemple traverser la Cité de l’indicible peur ou Cité de l’amiante, nombre de bourgs aux noms imprononçables, battus par les vents et le sable, auprès desquels les solitudes d’Edward Hopper passeraient pour festives, affronter d’étranges mortels et de non moins singuliers immortels. L’autre parfois semble plus autre que l’autre, rarement alter ego, aussi est-ce là toute la grâce offerte aux voyageurs, que la pluralité des rencontres et des mondes. L’humour sera toujours de la partie, tant Gayard excelle à mettre en perspective regard de mâle blanc et incoercible fantôme de la liberté en terres post-maoïstes. A notre place, gaillardement s’en est allé, capitaine courageux, au cœur des déserts ouïgours, sur les traces des cités ensevelies et nous a conduits, – merveille des merveilles - à la rencontre des oubliés de la Grande Histoire, les fils des presque rien, martyres d’un certain « bond en avant », qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle. Professeur d’histoire-géographie dans le civil, Docteur de l’EHESS, chic blogueur de choc, idiot proclamé dans un monde en tous points déraisonnable, journaliste stipendié, l’homme ne s’effraye que des fantômes chinois et j’avoue avoir autant frissonné que ri, enfermée en sa bonne compagnie dans la chambre 209 du Grand hôtel d’Etat de Qiemo … Cette nuit-là, on jouait à guichets hermétiquement fermés Huis Clos chez les Cocos.


En effet ce "beau livre ou beau-livre" selon l’appellation courante s’impose comme un "objet culturel" de grand format, pourvu d’images de taille conséquente, imprimées avec soin, photographies ou reproduction de tableaux. Sa destination naturelle étant de n’être pas lu, mais seulement feuilleté, je réclame instamment du lecteur qu’il outrepasse le stéréotype et se plonge, photos de Dominique Laugé à leur exacte valeur dûment admirées, dans le texte.


Comment être chinois, ouïgour aujourd’hui ? Quel visage est celui de l’islam en ces terres lointaines ? Comment soufisme et maoïsme ont-ils pu cohabiter ? Au-delà de l’exotisme, une question nous taraude. Le Grand Marché, le capital aveugle qui, sans violence, a arraché du dos des femmes et des hommes velours et brocards, dentelles et vertugadin, pour couvrir nos corps d’Occidentaux en passe, cher Ionesco, de rhinocérossisation d’informes chiffons de style casual et de non-couleurs beiges, grises et noires, tellement hideux comparés aux vêtures des momies des temps paléolithiques, parviendra-t-il à accomplir ce que communisme hier ne put : faire rendre grâce aux traditions de ces peuplades oubliées des dieux et des hommes, livrées sans répit aux caprices des sables et des vents ? Toutes des Maries Donnadieu, saisies par le brutal et cruel pinceau de leur fille. Barrage, non plus contre le Pacifique ou les vents, mais contre ce totalitarisme que, fort fallacieusement, on dit Modernité, la créant – septième fonction du langage l’exige -, destinale, par la seule efficace de son nom. Voilà la grande question, la seule question qui vaille ! Longtemps, l’homme s’est vaillamment battu contre la nature, le territoire, qui en a triomphé, particulièrement en Occident. Il l’a boisée, déboisée et tente aujourd’hui de la reboiser de pins sans égards pour les autres espèces. Il l’a mitée, emmurant vifs ses résidents au cauchemar pavillonnaire ou bien à l’ombre des cités qui n’eurent de radieuses que le nom. Il a asséché les rivières et créé des lacs d’artifice afin de réjouir les citadins en vacances et d’occuper les enfants les jours où la télé tombe en panne. Aujourd’hui où l’homme blanc sait que chaque victoire valait défaite et qu’en l’absence de révolution copernicienne, de retournement total, il mourra, emportant avec lui, non seulement Eschyle, Sophocle, Euripide, Dante, Shakespeare, Faulkner, Joyce, Montaigne, Pascal et la Corneille qui boit l’eau de La Fontaine Molière, mais une certaine idée de l’homme, de sa finitude, du plaisir de vivre, caboter, plonger entre les rives du fleuve Valeurs, en ce temps où il a réduit aborigènes et indigènes des terres sauvages à rien, juste un soupçon de folklore pour la méga entreprise de tous les Cirques du Soleil, de la Lune, le voilà qui se tourne à nouveau vers la Chine, vers ce désert civilisé, un oxymore. Vers ce pauvre et somptueux pays décoloré, ivre de vivre encore, l’homme blanc se tourne :


"Mais dans le désert, les stupas et l’étrange cortège des ombres veillent depuis des millénaires sur le Xinjiang. Dans la trompeuse immobilité du désert, les conquérants se sont égarés et leurs armées ont été englouties par les sables. Les explorateurs se sont perdus et certains ne se sont jamais retrouvés. (… ) Des créatures étranges arpentent encore ces chemins. Sur l’un d’eux un guerrier sans tête parle par son nombril et court après l’aventure jusqu’à la nuit des temps. Sur une autre route (…) enfin sur un petit sentier, marche à pas lents un spectre rieur. C’est celui de l’avenir qui déambule au hasard. Et quand il croise quelquefois son rival mais confrère, le fantôme du passé, ils échangent en ricanant une poignée de main qui scelle à nouveau l’avenir des hommes pour les mille ans à venir."


L’avenir du monde git là-bas, grève générale, à nouveau déclarée, non plus à Canton mais au Taklamakan, au pays sans retour. Pourvu que la contrée ne se mue pas en un nouveau Tchernobyl ! Supplication et Tombeau pour des millions de martyrs, contaminés au gaz ou à l’uranium. Pourvu que le nombre des zombies n’outrepasse pas celui des vivants ! Pourvu que la fin de l’homme rouge n’exige pas aux royaumes disparus une nouvelle Svetlana Alexievitch pour épeler les jours de leur nouvelle mort ! Pourvu que le réveil de dormants chinois, ouïgours et autres, n’ajoute aucune larme supplémentaire au nécessaire sanglot de l’homme blanc…


Avant de mourir, courez vous instruire et rire en compagnie de Laurent Gayard dans les hautes solitudes d’un désert où vous n’irez qu’en rêve, c’est-à-dire en littérature.


Sarah Vajda


Dominique Laugé et Laurent Gayard, Taklamakan, le désert dont on ne revient pas, éditions Johan&Lévi, 39 euros 25.


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