Nous sommes Tous des oiseaux perdus dans l’injustice de la vérité

Peut-on être indifférent au monde, comme me le rappelle mon ange silésien qui veille à contenir ma folie ? Peut-on s’extraire du chaos général pour ne cultiver que son jardin, loin des Hommes et de leurs turpitudes, de leurs caprices et de leur fascination du Mal, de leurs vils desseins et de leur appétit de domination ?
Sans doute, sûrement puisqu’elle y parvient...
Mais comment demeurer de marbre face à la barbarie imbécile qui perdure siècle après siècle alors que l’Homme est sensé s’améliorer ? Comment supporter l’impossible combat des dogmes et des castes dans un univers qui devrait s’épanouir dans la spiritualité et la tolérance ? N’avons-nous rien appris du passé, l’Histoire ne nous a-t-elle pas déjà démontré notre erreur fondamentale ?

Il faut croire que non car le passé est marqué d’un indice secret. Et toute vie est parsemée de manques. Et dans cette quête à les combler, les règles essentielles volent en éclats.
Si le conflit israélo-palestinien perdure depuis plus de soixante ans, cancer qui ronge l’humanité lentement mais sûrement, terreau de toutes les abominations passées et futures, berceau des pires exactions et des projets les plus déments, du protocole Massada au fondamentalisme islamique, c’est parce que le monde laisse faire. Comme une cocotte-minute a besoin de sa soupape pour libérer le trop-plein de pression, la vapeur mercantile et l’élan dominateur des Puissants s’expulsent par le biais du Proche-Orient, non terre promise mais terre maudite, non terre sans peuple pour un peuple sans terre mais bien porte des Enfers. Et si Virgile n’est plus là pour nous guider, puisque nous ne savons plus ce que nous faisons, ce que nous disons, ce que nous pensons, une fois encore c’est au littérateur, prophète depuis toujours, de dire et de montrer, de deviner où le bât blesse et vers où tendrait la sortie du tunnel.
Ainsi il en a toujours été, surtout dans l’œuvre de Wadji Mouawad qui se nourrit des relents putrides pour les assaisonner et les retourner à l’envoyeur dans une poésie imagée et percutante. Ses pièces de théâtre claquent dans la nuit hypocrite du monde comme autant de feux d’artifice crépitant sur l’autel des possibles.

Ses deux personnages, Eitan et Wahida, étudiants américains venus en Israël, l’un pour y rencontrer sa grand-mère, l’autre pour poursuivre ses recherches doctorales, seront plongés dans la folie de l’histoire quand un attentat sur le pont Allenby blesse le jeune homme qui tombe dans le coma. Les parents et grands-parents se portent à son chevet et les querelles identitaires révèlent au grand jour le démon des détestations : comment un Juif peut-il aimer une Arabe ?
Question à laquelle Mahmoud Darwich tenta de répondre dans le poème Rita et le fusil, ayant subi cette injustice : sa promise, juive, rompit les fiançailles à quelques jours de la noce puisque venait de débuter la Guerre des Six-Jours…


Israël est un pays psychiatrique, à chaque attentat c’est pareil, rappelle Leah : Nous ne savons plus qui nous sommes et nous nous trompons sur les autres. Quand la petite-fille du général Peled est morte en 1997 dans un attentat à Jérusalem, sa mère, Nurit, publia une lettre ouverte – Bibi qu’es-tu fait ? – en accusant ouvertement le Premier ministre Benyamin Nétanyahou d’en être responsable de par sa politique ; son frère, Miko, publia en 2015 un livre-choc sur les crimes commis par l’armée. Plus près, en mars 2016, les Israéliens ont appris à tellement mépriser les Palestiniens qu’une majorité d’entre eux (65%) en est arrivée à trouver normal de leur tirer une balle dans la tête lorsqu’ils sont au sol.
 

Comment en est-on arrivé là ?
Combien de temps cela va-t-il encore perdurer dans l’indifférence générale ? Devons-nous appliquer le principe de l'inconséquence que le philosophe polonais Leszek Kolakowski parvint à élaborer ?
Si Nurit Peled reçut le prix Sakharov en 2001 en compagnie d’Izzat Ghazzawi, un palestinien professeur de littérature qui milite pour la paix malgré la perte d’un fils dans le conflit, quels en ont été les effets concrets ? Aucun ! Si 65% d’Israéliens acceptent que l’on abatte un homme au sol, combien alors vont prôner une solution négociée en revendiquant clairement le droit à l’existence des deux peuples et des deux États avec des droits égaux ?

Tous nous sommes des oiseaux qui nous battons pour ériger notre dieu au-dessus des autres, le dieu de la religion ou le dieu de la finance, qu’importe pourvu qu’on goûte à l’ivresse surréaliste de la bêtise absolue du vouloir vaincre, du vouloir dominer dans l’application de l’oxymore par excellence : toutes ces guerres de religion sous couvert de l’amour. Car si Dieu a créé les nombres le premier jour, c’est surtout un jour unique où se matérialise l’amour du parent pour son enfant, un amour qui précède toute chose. Alors comment de cet amour si fort peut-il en sortir une telle violence qui justifie que le parent envoie son enfant tuer l’Autre au risque de mourir ?!
Quelle schizophrénie s’empare de l’Homme pour le pousser à de telles abjections ?!

Par le jeu des espaces-temps, des personnages à l'humour noir et aux idées enlacées dans la culture imposée par l'ascendance et le poids de l'Histoire, de la tradition, ces Autres qui sont aussi nos frères, Wajdi Mouawad scelle le tombeau de l'hypocrisie et de la bêtise sur le mont des oliviers qui devrait être le centre du monde. Impossible de ne pas pleurer à la lecture de cette pièce, déchirés que nous sommes entre la beauté des sentiments des deux héros et l'horreur du monde qui les aspire malgré eux, le poids du passé, la violence du présent faisant imploser cet amour qui se devait absolu...

L’Homme se différencierait alors de l’animal, non pas par son intelligence mais par sa méchanceté ? Cette fausse vérité que l’on affiche en paravent car s’y confronter est tout simplement impossible – d’où la fortune assurée aux psychanalystes – car à trop chercher au fond de soi on s’aperçoit que l’on n’est pas en capacité à l’entendre. Il y a un temps juste pour le mensonge et un temps injuste pour la vérité.
Mais quelle vérité, finalement ?

François Xavier

Wajdi Mouawad, Tous des oiseaux, Leméac/Actes Sud-Papiers, avril 2018, 96 p. –, 14 €

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