"Charles Draper", le roman-tragédie de Xavier de Moulins

Les Feuilles mortes du Pôle Verlan

Charles Draper, le nouveau livre de Xavier de Moulins, est un modèle de construction romanesque. Mais nous avons plutôt affaire ici à une création destructrice qu’à une destruction créatrice.


Si les trois premiers romans de Xavier de Moulins s’inscrivaient, malgré certaines dissonances, dans le registre de la comédie, le quatrième, Charles Draper, est une tragédie.


Ce que le lecteur amateur de verlan peut deviner dès la couverture, puisque, verlanisé, le titre devient tout aussitôt le Char perdra. Le char, c’est tout simplement le cours de la vie, et en particulier le cours de celle du héros, grand capitaine d’une noria de « chars » modernes. De camions, puisqu’il est à la tête d’une entreprise de déménagement.


Comme sa femme, en outre, fait des étincelles en interprétant Phèdre de Racine dans son club théâtre, tout cela est condamné à mal finir. Sans parler de la citation mise en exergue, extraite du Mépris.


Cela dit, plutôt que Godard, qui revient d’ailleurs peut-être un peu trop scolairement à l’intérieur même du récit, il eût mieux valu citer Chabrol, puisque le décor est celui de la province française. De cette nature tranquille où tout semble si simple et où tout finit par se révéler très compliqué.


Oui, a priori, c’est très simple. C’est histoire d’un homme de quarante-cinq ans qui, voyant — ou croyant voir — son tour de taille prendre de l’ampleur, redoute de perdre de son charme, entre autres et en particulier auprès de sa femme. Il s’inscrit donc à un club de fitness, mais, comme on sait, entre le fit et le fate, il n’y a que quelques lettres de différence : trop de fitness tue la fitness. Déchirure des ligaments du genou. Voilà notre quadra grabataire, au moins pour un temps. Au début, on le chouchoute. Mais il découvre assez vite ce que découvrent amèrement tous les malades : une fois passé l’intérêt de la nouveauté, on devient un simple meuble devant lequel femme, enfants, amis défilent sans s’arrêter.


Ô rage ! ô désespoir ! ô paradoxe infâme ! Celle qu’on voulait reconquérir ne vous embrasse plus que du bout des lèvres ! Elle s’éloigne. Mais, au fait, n’avait-elle pas commencé à s’éloigner depuis longtemps déjà ? Et est-elle mue seulement par un sentiment de compassion chrétienne quand elle s’en va prendre un café avec le fleuriste du village, veuf depuis quelques mois ?


En un mot, la folie s’installe. Le déménageur déménage… Et nous savons bien qu’au bout de la folie, il y a la mort. Mais, et là est tout l’art de Xavier de Moulins, cette folie s’installe, comme dans toute tragédie qui se respecte, peu à peu, sournoisement, de façon insignifiante… Inutile de reprocher à l’auteur certains tunnels descriptifs (voire vaguement lyriques) dans la première moitié du récit. C’est le calme qui précède l’orage. La paix fourbe de l’océan avant le tsunami.


Et le tsunami de l’acte IV n’est rien comparé à celui de l’acte V. Nous n’en dirons pas plus.


Peut-être devons-nous toutefois ajouter ici une remarque stylistique et un tantinet morale. Si on lisait Charles Draper comme un simple roman à énigme, l’affaire s’arrêterait là. Mais la manière dont le lecteur est saisi et ne peut qu’être saisi en découvrant la dernière partie de l’histoire l’empêche de prétendre qu’il vient de participer à un simple divertissement. Dès le départ, il est clair qu’à travers cette histoire de bobos — ou de semi-bobos — qui s’exilent à la campagne, Xavier de Moulins s’efforce de saisir l’air du temps. Et il le saisit bien. Avec toute l’ambiguïté schizophrène qui s’y attache. Car nous savons bien que cette délocalisation vers la province que beaucoup voudraient faire passer pour un choix est souvent aujourd’hui le résultat d’une contrainte financière. Ou, comme on dit, d’un malaise social.


Seulement, une question théorique alors se pose. Pour traduire la corruption de l’air du temps, faut-il accepter une certaine corruption du langage, même si elle est entrée dans les mœurs ? faut-il accepter ne serait-ce qu’un peu de ce flou sémantique, de ce mélange de passif et d’actif qui hante désormais les discours de nos plus hauts dignitaires ? Peut-on s’autoriser à dire Charles se désespérait de grandir un jour au lieu de « Charles désespérait de grandir un jour » ? Charlotte tente des aveux, pour « Charlotte tente d’arracher des aveux » ? Comme derrière le regard un peu mélancolique de Xavier de Moulins se cache une ironie profonde (ce livre entier en est la preuve…), il convient de penser que tous ces raccourcis, que toutes ces licences poétiques sont volontaires. Mais la folie du fond doit-elle forcément s’exprimer à travers une folie du style ? Quel est donc ce grand maître de théâtre qui se plaisait à répéter à ses élèves que le mot langueur ne doit pas être prononcé avec langueur ?


On peut voir aujourd’hui Godard se rouler littéralement par terre avec des hoquets de clochard dans une vidéo youtubée. Pour dénoncer, bien sûr, la décomposition du monde. Certes. Mais à cette vidéo triste on nous permettra de préférer le Mépris, où Godard montrait déjà la décomposition du monde, mais en la compensant par une foi indéfectible en l’art. Bardot et Palance pouvaient bien mourir dans leur voiture, il restait la statue du dieu. Mercure est bien présent dans les deux dernières lignes de Charles Draper. Mais c’est le mercure du ciel. Simplement météorologique et, hélas, déchaîné.


FAL


Xavier de Moulins, Charles Draper, Lattès, février 2016, 230 pages, 18 eur

1 commentaire

Francois de la branlette

merci j'ai lu le livre que j'ai trouvé excellent.
On a hâte de le voir en film.