Yves Bonnefoy entre dans la Pléiade

Yves Bonnefoy (1923-2016) était un poète ordonné : il voulait que tout soit classé avant le grand saut, ses derniers livres témoignent de son désir de transmettre le legs de la poésie par-delà la mort. Ainsi l’entrée dans la Pléiade devint une évidence. Il pilota l’orchestration du volume, en choisit le titre et décida de conserver l’ordre chronologique de parution sans séparer les genres, quitte à insérer son Leçon inaugurale au Collège de France et d’autres essais parmi les recueils de poésie, afin de ne pas les éloigner dans une catégorie. On lira donc Bonnefoy au fil du temps…
S’il est toujours réducteur de limiter un auteur à un ou deux titres, il est, par contre, amusant de voir que l’on partage alors le même sentiment pour cet Arrière-pays qui réveille les questionnements auxquels tout être humain est confronté à l’approche des carrefours de sa vie, cette inquiétude qui naît à deux pas sur la voie que [l’on n’aura] pas prise. Choix crucial désormais perdu mais que le poète recouvrera dans le fin fond de son âme puisque ce rapport au tout du monde se forge dès le premier âge et constitue ce trésor originaire dont l’abécédaire, où se fait l’apprentissage de la parole, devient le livre princeps. Lequel sera ensuite réécrit par l’apparition du langage et le maîtrise de la poésie.
Très vite absorbé par les livres, le jeune Yves ne quittera plus les rives de la littérature. En 1944 au Collège de France, déçu par l’approche technique de Paul Valéry il se laissera tenter par la conception existentielle de Bataille ressentie comme une reconnaissance du temps, du hasard et de la finitude, chassant les leurres de la pensée conceptuelle. Mais pour se situer face à Blanchot et Bataille, qui soutiennent l’impossibilité de la poésie, Bonnefoy doit déployer une approche différente : ce sera la négativité créatrice – reprenant la formule du Journal de Kafka : Il reste à faire le négatif, le positif nous est déjà donné – qu’il appellera de ses vœux afin de hâter le résurgence du sens.
Usant de l’écriture automatique, son premier texte, Le Cœur-espace associe des métaphores surprenantes pour "démasquer l’objet"… Bonnefoy entend écrire une poésie ouverte aux profondeurs du psychisme. Un temps surréaliste, il ne fréquente que peu les réunions et se lie d’amitié avec les dissidents du mouvement, Christian Dotremont, Raoul Ubac, notamment, s’orientant vers une attaque contre la philosophie idéaliste et ses "trafiquants d’éternel", lui opposant une présence, celle de la réalité, de Toutes choses d’ici, pays de l’osier, de la robe, de la pierre.
Il en sera donc ainsi : le langage au service d’un échange entre poète et lecteur pour faciliter l’entrée dans l’intense. Pour cela fi du surréalisme et donc nouvelles lectures et fréquentations : la rencontre avec Jouve et Pierre Leyris ainsi que l’hostilité envers le Baudelaire de Sartre (1947), les cours de Puech et la découverte de Plotin l’entrainent vers la traduction et l’histoire de l’art… d’où naîtra une première approche avec Les Tombeaux de Ravenne (1953), essai fondateur mettant en scène une rencontre avec le monde et... suite logique, l’extraordinaire Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953), premier grand livre de poésie, allégorie à la quête de l’immédiat du monde, ce hors langage réapproprié par la poésie. Un livre-monument construit en cinq parties alternant vers et prose. Sa parution place d’emblée Yves Bonnefoy parmi les grands (Char, Saint-John Perse, Michaux) qui saluent cette prosodie nouvelle qui utilise tous les ressorts de la dissymétrie, aux antipodes de tout néoclassicisme.
Puis Pierre écrite, son troisième livre de poésie publié en 1965, démontrera la conversion du regard et de la voix d’Yves Bonnefoy, acceptant la réconciliation plutôt que l’espoir vain… Puisque sa vie se modifie, sa poésie change également, la forme d’écriture est plus déliée, il y a une respiration qui se dessine dans les manuscrits, une force qui s’annonce, fruits de ces années d’amitiés et d’échanges avec Des Forêts, Picon, Starobinski et l’influence des séjours d’enseignement dans les universités américaines. Il y a désormais une écoute profonde des autres, une préparation à l’arrivée de l’amour et l’épreuve terrible de la mort (Je comprends / Cette faute, la mort…) que l’on retrouvera dans L’Arrière-pays avec l’épigraphe sur ce qui meurt, ce qui naît, et le passage de l’un à l’autre, témoin du dépassement de la gnose dont le premier Bonnefoy était resté l’otage.
Puis l’amour changea tout. Par la vertu de l’amour, les mots se chargent des réalités qu’ils nomment : c’est ici la différence marquante de ce troisième opus. Les poèmes accèdent à ce qu’ils désignent, au corps de la femme, à toute donnée de lieu.
Bonnefoy rejette désormais d'être enfermé dans cette conceptualisation du langage, le son des mots, participant de la matière du monde, il veut réinscrire en eux la présence de ce monde : il s’y emploiera en déconstruisant doublement. Tout d’abord en délaissant l’imaginaire métaphysique qui, à notre réalité faite de temps, substitue ses chimères d’infini ; puis en cassant ce "moi qui rêve" au profit du je pour mieux approfondir la "conscience de soi".
En pratiquant la compassion poétique, Yves Bonnefoy s’adonne à d’émouvantes retrouvailles avec les premiers objets d’amour, luttant ainsi contre le néant qui prend le pas sur l’être, lui offrant la possibilité de se reconnaître apte au combat de la poésie contre le non-sens, contre le non-être. Autant dire son indispensable utilité aujourd’hui où l’absurde domine et l’IA commande.

François Xavier

Yves Bonnefoy, Œuvres poétiques, édition d'Odile Bombarde, Patrick Labarthe, Daniel Lançon, Patrick Née et Jérôme Thélot, Bibliothèque de la Pléiade, n° 667, Gallimard, avril 2023, 1808 p.-, 79€ jusqu’au 31 octobre 2023

Ce volume contient :
Le Cœur-espace - Traité du pianiste - Anti-Platon - L'Ordalie - Du mouvement et de l'immobilité de Douve - Hier régnant désert - Pierre écrite - Textes 1951-1967 - L'Arrière-pays - Dans le leurre du seuil - Rue Traversière - La Présence et l'Image - Ce qui fut sans lumière - Récits en rêve, 2 - Là où retombe la flèche - Une autre époque de l'écriture - Début et fin de la neige - La Vie errante - Les Planches courbes - La Longue Chaîne de l'ancre - Le Grand Espace - Deux scènes et notes conjointes - Le Lieu d'herbes, le lac au loin suivi de Mes souvenirs d'Arménie - L'Heure présente - Le Digamma - Ensemble encore - L'Écharpe rouge - Textes 2000-2016 - Traductions - Appendices - Textes et documents. - Avant-propos, "Yves Bonnefoy : Et poésie, si ce mot est dicible" par Alain Madeleine-Perdrillat - Chronologie - Notices et notes - Bibliographie - Index.

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