"Le Singe noir" de Zakhar Prilepine : une saison en enfer

Entré en littérature après son engagement en Tchétchénie, Zakhar Prilepine est un des auteurs russes les plus en vue ; son roman Pathologies inspiré de son expérience sur le terrain a reçu le Natsionalny en 2005 – prix du meilleur livre de l’année. Trois romans, un essai et un recueil de nouvelles ont suivi. En marge, il s’est aussi fait connaître à travers ses actions politiques et ses prises de positions radicales, notamment en tant que membre du Parti National-Bolchevique.

 

Le Singe noir est un livre trouble ; un vertige malsain escorté par une écriture énergique, charnelle, et un humour subtil tenant tête à l’atmosphère suffocante irradiant les lieux.

 

« Il se retourna une fois encore, me comparant à l’idée qu’il avait de moi. Tout concordait : une nullité qui, pour des raisons incompréhensibles, avait eu de la chance, et cette nullité, c’était moi. »

 

Le narrateur, dont l’origine et le nom se perdent dans le dédale d’une ville en proie à une chaleur accablante, est journaliste dans une gazette moscovite. Sa hiérarchie lui demande de se rendre dans un laboratoire afin de recueillir des informations sur le phénomène des enfants meurtriers. Des spécimens sont détenus au sous-sol – un terrarium – afin d’être étudiés parmi d’autres criminels. Les habitants d’un immeuble de banlieue auraient été massacrés par une bande de ces êtres sauvages ; les enfants ne différencient pas le bien du mal, n’éprouvent aucune pitié et font preuve d’une cruauté sans limite.

 

Le sujet captive le narrateur jusqu’à l’obsession. Il se lance alors en quête de témoignages, interroge des professeurs, des policiers et des hommes politiques possédant, selon lui, des éléments sur l’affaire. Éléments qui seront l’occasion de récits à l’intérieur du récit, à titre d’exemples, mais possédant une force dramatique propre, riches en détails et chargés de métaphores baroques exhaussant le réalisme de scènes hallucinantes : des gamins assiégeant une forteresse médiévale dans un roulement aussi obscur qu’obstiné, jusqu’à l’éradication de tous les adultes en présence, à l’instar de ces enfants-soldats d’Afrique transformés en machines de guerre afin de grossir les rangs d’armées rebelles locales.

 

« Le casque du soldat fut heurté par une flèche en fin de vol, et il la ramassa quand elle fut à ses pieds.

– Leurs flèches volent à peine ! s’écria-t-il en regardant autour de lui et en secouant la flèche qu’il avait ramassée.

– Leurs flèches volent à peine ! Elles s’enfoncent à peine ! Elles tuent à peine ! lui répondit-on avec rage.

Devant la meurtrière étaient déjà allongés des blessés et des morts qui se vidaient de leur sang. »

 

Si la trame tient de l'enquête classique, on comprend vite que le narrateur traverse une crise profonde et que l’histoire se joue principalement dans sa tête. Son couple s’est effondré ; sa femme croise sa route comme un fantôme et son image se confond dans le parcours d’une prostituée qui elle-même finit par le hanter ; sa maitresse, quant à elle, n’aura été qu’un divertissement de courte durée. Seuls ses deux enfants, en admiration devant leur père dont ils se disputent l’attention, ponctuent les errances toujours plus sordides du héros, dans un rapport d’une légèreté qui tranche avec les constats en cours.

 

« Et la seule chose dont, au Moyen Âge, on pouvait se moquer, c’était de la tendresse humaine, lorsqu’on donnait à un proche un second prénom, retourné à l’envers, comme une moufle très chaude qui sent la main d’enfant, […] les boules de neige, dans la neige de janvier, qui plus jamais ne tombera sur nos terres. »

 

À cela s’entrelacent les souvenirs de jeunesse. Les petites saloperies de l’enfance, mais aussi les humiliations subies lors du service militaire. La « diedovchtchina » étant un mode de bizutage particulièrement brutal où les nouveaux arrivants sont à la merci des anciens ; prétexte à l’endurcissement pour les uns et au défouloir pour les autres. Cet exercice laisse évidemment libre cours à l’inspiration débordante des plus tarés en matière de torture et quelques-uns sur le carreau, mais encourage surtout un système où la victime pourra à son tour jouir de la position de bourreau, suivant ses aspirations ; certainement une des questions centrales du livre quant à la notion de mal et d’innocence : où se situe la frontière, qui la fixe et qui lui donne sa légitimité quand les régimes et les morales se succèdent – comment se déplace le curseur ? Et si ces enfants tueurs étaient le bras armé d’une justice supérieure ?

 

« Où s’arrête la raison et où commence la folie ? Quand la résignation fait-elle d’un saint un pauvre type ? Et quand la révolte fait-elle d’un héros national un psychopathe paroxystique ? »

 

Au-delà des questions que ces crimes soulèvent, la canicule qui s’acharne sur Moscou n’en finit plus de brûler le cerveau du narrateur – à moins que ce ne soit l’Enfer lui-même qu’il faille traverser dans cette quête étrange sous le signe du singe noir : un jouet grotesque.

Les histoires s’entrechoquent, les personnages voient double ; à chacun d’en tirer les conclusions, quand bien même celles-ci ne s’imposent pas. Quoiqu’il en soit, Zakhar Prilepine s’impose ici en virtuose de la perdition, armé d’un style redoutablement efficace.

 

Arnault Destal


Zakhar Prilepine, Le Singe noir, traduit du russe par Joëlle Dublanchet, Actes Sud, septembre 2012, 317 p., 22,50 €

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