L’archipel des Solovski : Prilepine, le nouveau Dostoïevski

Le camp de Solovski fut le premier du genre, crée en 1923, dans les archipels éponymes, en mer Blanche, sous le régime soviétique dont certains salauds s’évertuent encore à nous faire croire que c’était le paradis, que le communisme, franchement, c’est l’idéal sur terre, quand ce n’est tout simplement que l’autre face du nazisme. Ainsi, ce camp à destination spéciale – belle litote pour éviter le mot concentration – qui expérimente l’idée des camps de travail à la russe sera le prototype du Goulag : l’archipel du Goulag commença […] son existence maligne, et bientôt il aurait des métastases dans tout le corps du pays, écrira Alexandre Soljenitsyne dans L’archipel du Goulag que l’on ne présente plus.

Mais les Solovski sont avant tout un haut-lieu de la spiritualité orthodoxe à l’architecture extraordinaire, en plus d’un site d’une rare beauté. Rilke disait vrai : La Russie confine à Dieu. Une raison de plus pour que le pouvoir soviétique s’attaque à ce symbole en métamorphosant le monastère en camp de concentration. Réprimer, rééduquer, exterminer les récalcitrants, Staline verra grand à l’instar de son ami Hitler…

Marchant dans les pas d’un Bruno Bettelheim qui tente de survivre (certainement son livre le plus fort) avant tout, Artiom, le héros de ce roman épique, jeune déporté parricide, s’appliquera à ne pas trop se faire remarquer et à compter ses amis parmi la faune encagée (des soit-disant espions chinois ou indiens, aux truands tchétchènes) dans divers baraquements éparpillés dans un ancien couvent, cherchant la meilleure compagnie, histoire de participer plutôt à la cueillette des baies que du regroupement des troncs d’arbres à la scierie, le tout sous les attaques d'escadrons de moustiques qui ravagent les corps. Mais la perversion du système fait que les affectations changent d’un jour l’autre pour maintenir une pression psychologique qui, en plus des châtiments corporels et du droit de vie et de mort octroyé aux gardes et aux capos, rendent le vécu journalier proche de l’enfer…
D’autant que certaines compagnies sont mieux traitées que d’autres, surtout celle qui s’occupe de l’administration du camp.
 

Paradoxalement, le directeur du camp, sadique au pouvoir absolu, s’évertue à favoriser un climat de semi-liberté en autorisant certaines missions sans gardes (mais qui s’échapperait dans cette vaste étendue faite de toundra encerclée par la mer ?) et en laissant l’accès à la bibliothèque voire en incitant à la publication d’un journal et à la création d’une société d’études régionales.
C’est que le camp ne compte pas que des dégénérés, des criminels et des vagabonds mais toute une partie de l’intelligentsia russe, des grands commis de l’Etat aux officiers haut-gradés.

Dans cet univers décalé se tisse une trame narrative exubérante qui oscille entre dialogues percutants et discussions métaphysiques, descriptions flamboyantes de la nature et récit épique et violent. Des beuveries à la Karamazov aux frasques sexuelles admirablement rendus d’Artiom et Galina, la représentante de la Tchékha (police politique) dans le camp, ce roman en deux parties souffle une musique littéraire rarement entendue.
Grands espaces, romantisme et cruauté (de la fuite des amants perdus au massacre des prisonniers), ce livre est aussi une manière de rappeler au monde la réalité du régime soviétique qui régna sur la moitié de l’Europe.

Pripeline est un écrivain enragé, un authentique patriote qui n’hésite pas à s’engager, et pas seulement par l’écrit. Après deux campagnes en Tchétchénie (1996 et 1999), ce proche de Limonov (à qui il consacra une biographie) qu’il admire en tant qu’homme politique et écrivain, n’a pas hésité à reprendre les armes récemment dans le Donbass.
Ayant eu son grand-père interné aux Solovski, Pripeline ne put s’empêcher de laisser s’imprimer une charge affective à ses personnages, et sans avoir été un témoin direct du Goulag, il parvient à nous donner la chair de poule en nous plongeant dans cet univers hallucinant…

Au-delà du terme roman, nous sommes bien ici dans l’Histoire, dans ce qu’elle a de plus injuste pour l’Homme quand il ne devient plus qu’une variable d’ajustement pour que rien ne vienne enrayer la dernière étape vers la construction de l’Etat rationnel bureaucratique, comme l’écrivit Hegel. L’Union soviétique avait un dessein dont le caractère personnel de l’être humain ne faisait pas partie, seule la masse prolétarienne prévalait, sorte de bouillie informe sans visage et sans âme qui excusait tous les travers au nom du peuple. Le peuple d’un côté, la race de l’autre pour un même fiasco…

Ce roman russe dans toute sa signification – densité de la narration, multitude de personnages, exactitude factuelle, architecture impeccable, langue charnelle – offre au lecteur français une porte d’entrée directe dans la Russie d’aujourd’hui. Zakhar Prilepine est l’écrivain le plus populaire dans son pays, nouveau Dostoïveski récompensé par les prix les plus prestigieux ; sans doute aussi parce qu’il n’est pas que un écrivain : poète et rocker, ancien vigile et barman, désormais rédacteur en chef de Novaïa gazeta, il représente l’homme d’action, l’homme fort et fier de son pays, sentiment toujours aussi mal compris en Occident où l’on passe son temps à sa battre la coulpe ; ce qui n’est en rien le cas en Russie. Les Russes sont avant tout… russes et défendent avec toute leur énergie leur pays, leur culture, leur histoire.

 

François Xavier

 

Zakhar Prilepine, L’archipel des Solovski, traduit du russe par Joëlle Dublanchet, 145 x 240, Actes Sud, septembre 2017, 832 p. – 26 euros

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