Inoubliables Sibéries de Ferrante Ferranti

Ouvrir un album de l’Imprimerie nationale est toujours une aventure excitante. La réputation de la maison, reprise par Actes Sud il y a quelques années, n’a jamais été mise à mal. On sait que l’on tient là un grand moment d’émotions à venir, d’autant plus quand les photographies sont de Ferrante Ferranti. Cet architecte de formation, né en Algérie d’une mère sarde et d’un père sicilien, est un enfant de la lumière. Fasciné par l’éclat méditerranéen, il étudia l’architecture et la théorie de la photographie et de l’esthétique. Une passion qui cingle à chaque cliché tant le cadre est étudié, la composition chromatique épurée, les formes magnifiées. On pourrait évoquer l’idée d’une peinture argentique, si le numérique n’était venu brouiller les cartes de la technique. Mais ici, seule la beauté et l’harmonie sont au diapason, en quête d’absolu. Une manière de relier les illustrations au texte de Dominique Fernandez.



Un album construit en deux parties inégales, un premier quart pour la narration, ponctuée de quelques splendides images, accompagnée de guirlandes de clichés en haut des pages pour rythmer la pagination qui prend son envol par la suite, sur les trois derniers quarts pour nous livrer des double-pages à couper le souffle, en paysages sauvages ou plongées dans les affres de la civilisation décrépie. Certaines façades, en plus grand, rappellent celles tout aussi dévastées par le temps, d’une autre Venise, celle que l’on découvre aux abords de l’Arsenal, dans les quartiers d’habitation que les touristes négligent. Ces immeubles colorés où la lèpre des enduits oubliés montre la négation des ravalements… Ajoutée à la rustre école soviétique qui construisit des immeubles d’une telle laideur que cela en devient étonnant, une rudesse dans les traits et les proportions, une faculté à glacer le sang, à rendre neurasthénique le plus joyeux des aspirants. Reste les églises aux bulbes colorés surmontés d’une flèche dorée pour rappeler l’orthodoxie religieuse malgré tout…



Malgré la dureté du climat et les tragédies de l’histoire, il fut bien en ses débuts, une Sibérie rêvée, car tout homme porte en lui des espoirs d’ailleurs, quoiqu’il lui en coûte. Ainsi, lorsque le cosaque Ermak Timofeiévitch, en 1581, franchit l’Oural pour chasser le gouvernorat d’un Khan oriental il se croit en mission. On parle de conquête de l’Est avec la même ferveur que l’on évoquera celle du Far West bien plus tard, aux États-Unis d’Amérique… Cette conquête offrait de larges richesses (or, diamants, forêt, fourrures, cuivre, étain…) et on se plaisait à croire au miracle.


Mais derrière l’utopie la nature affirmait sa force avec ses hivers meurtriers. Puis les hommes utilisèrent l’illimitée de ces étendues pour en faire les plus grandes prisons du monde à ciel ouvert… Pierre le Grand ouvrit le bal des bagnes (Dostoïevski y séjourna quatre ans), et Staline ponctua l’horreur des désormais célèbres goulags !

 

Mais pour le voyageur – et le lecteur de cet album – ce seront la splendeur des paysages, l’inexplicable sensation d’infini et l’extraordinaire architecture chaotique qui retiendront son attention.

 

En Sibérie, vous êtes… en Asie. Souvenez-vous de vos cours de collège : dès l’Oural franchi on tourne le dos à l’Europe. Le chemin de fer vous conduira d’Ekaterinbourg à Vladivostok, ce seront des milliers de kilomètres d’un défilé interminable de pins, de mélèzes, de bouleaux. Cette fameuse taïga où aucune âme humaine ne semble habiter. Et pourtant, quelques humains, parfois, parviennent à s’implanter. Mais on retiendra aussi cette ensorcelante beauté dans les couleurs et les rivières et les lacs : symphonie slave pour une exubérance de la nature indomptée. L’intensité de la beauté est telle que l’on ne parvient plus à détourner le visage, le livre fait son poids, il repose alors sur vos genoux et vous êtes encore là, sur la même page, capturé par la magie des paysages.

 

Dépossédé, le lecteur contemple, hypnotisé, cette Sibérie qui s’offre à lui, se déploie, s’éclipse dans une danse syncopée d’un pas en avant un pas en arrière. Insaisissables Sibérie(s) ici capturées dans un écrin de papier, pour le plus grand bonheur des yeux.



François Xavier

 

Dominique Fernandez (textes) & Ferrante Ferranti (photographies), Sibéries, 150 illustrations en quadri, 280 x 315, Imprimerie nationale Éditions, octobre 2013, 200 p. – 65,00 €

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