Chronique. Inside : Au-dedans


Çà & là, la chronique de Claude-Henri Rocquet | 


Il se nomme Llewyn Davis. Il joue de la guitare, magnifiquement. Il chante des chansons folk, chansons de l’Ouest, vieilles balades anglaises, irlandaises, cela vous prend aux entrailles, au cœur. Il ne prostitue pas sa musique. Chanter et jouer est son métier, sa vie. Il est pauvre, misérable, même pas un manteau sous la pluie et dans le froid de cet hiver de 1961, à New York, et de Greenwich Village à Chicago, sur la route, espèce de road movie. Rarement en poche un paquet de cigarettes. Il squatte les amis. Ses disques ne se vendent pas. On ne les solde même plus, on les jette, par cartons. Ses éditeurs ne le paient pas, l’humilient. Il essaie de gagner quelques cents d’un job à l’autre : remplacer dans un groupe un musicien malade, chanter une médiocre chanson pacifiste quand l’un de ses copains, chanteur et guitariste, lui aussi, part pour le Vietnam. Le folk n’intéresse plus. « Ce n’est pas avec ça qu’on va faire de l’argent », dit un patron, après avoir écouté Llewyn. L’Amérique de ces années-là, le film des frères Coen la montre telle qu’elle est, semble-t-il. Mais elle est imprégnée de mythe : chanter la musique des premiers temps, et d’au-delà, c’est chanter une Amérique dont le souvenir même, la nostalgie, n’importe plus guère.

 

Il y a dans le film une histoire de chat, qui s’échappe, une fois, deux fois, qu’on cherche en vain à rattraper, encombré qu’on est d’une valise et de la guitare, qu’on rattrape, et c’est un autre, un autre chat roux. Il reviendra de lui-même chez ses maîtres, bourgeois à New York, professeur de fac, bouclier océanien au mur, appartement chic, relations distinguées, beau monde ; il revient, on apprend qu’il se nomme Ulysse. Dans l’une des chansons que chante Davis, il y a ce vers, à peu près : « Comme je suivais la colombe de Noé en remontant la rivière… » Oui, c’est bien le mythe qui est la clef de ce film parfois obscur. Ainsi, quel sens donner à ces dormeurs, l’un dans une voiture sur la route vers Chicago, et l’autre, au retour, vers Manhattan ? Ils dorment comme s’ils étaient morts, embarqués vers la mort ; et il y a aussi le père de Llewyn, retrouvant un peu de vie en écoutant chanter, pour lui, son fils ; il y a la maison que sa fille débarrasse pour qu’elle soit vendue. Ce que Llewyn dit du folk, et d’une chanson folk, « une dernière pour la route », vaut pour le mythe : « elle n’est pas très nouvelle, mais elle n’a pas une ride, c’est le folk. »

 

Llewyn, autant que le chat, est un Ulysse. Il est sur le point de renoncer à la guitare et de reprendre du service dans la marine marchande ; et le Vietnam, où sans doute se fera tuer son copain, tandis qu’un autre s’est jeté d’un pont, est la guerre de Troie perpétuée. Un Ulysse sans Ithaque ni Pénélope, à moins que sa Pénélope soit sa terrible et grossière amie, la femme d’un autre. Mais il est plutôt Orphée, Orphée sans Eurydice. Est-ce que la musique et le chant nous sauvent ? Et cette guitare, si grave, si douce, qu’on tient dans ses bras… Voyage et chemin de vie, errance, de Llewyn. Le film, à quelques images près, finit comme il a commencé. Est-ce à dire que nous tournons en rond, ou que nous rêvons notre vie absurde ? Qu’est-ce que ce nœud du temps ? Vivre, est-ce donc ce perpétuel retour, infernal, de tout, cet espoir désespéré ? Ne nous sera-t-il pas donné enfin de mourir, pour de bon, une fois pour toutes, et de sortir de cette misérable misère ? De nous éteindre, comme la guitare se tait à la dernière note ; sans reprise. Le film commence par une chanson de prison­nier : « Pendez-moi, haut et court, pendez-moi…» Oui, une bonne mort, irréversible, plutôt que de vivre et de moisir ou pourrir, dans cette tombe, une cellule, la prison. Dernière image, le musicien, comme un vieil homme, assis, au coin d’une rue, à l’angle d’une façade, sur un trottoir, comme un mendiant, un quasi clochard, devant le flot des gens qui passent… Un mot, un geste, pour les saluer, s’en aller, nous dire adieu.

 

Ce film est le récit d’un voyage, non pas seulement à travers New York, et de New York à Chicago, de Chicago à New York, mais en Llewin : Inside Llewyn Davis ; c’est le titre. Le modèle de cette errance, sans issue, sans fin, est moins le périple d’Ulysse que le labyrinthe ; autre mythe. La colombe est-elle promesse de délivrance ?

 

Voyage à l’intérieur du héros, mais voyage à l’intérieur de tout homme, vous, moi, embarqués dans le film. Sous cette pluie, énorme, ce déluge, une fin du monde, sur la route, qu’il semble que nous avons tous vécue, en rêve, ou en réalité.

 

Claude-Henri Rocquet

 

Inside Llewyn Davis, film américain réalisé par Ethan Coen, Joel Coen, avec Oscar Isaac, Carey Mulligan, Justin Timberlake. 1h45 mn, novembre 2013. 

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