Le sens de l’Holocauste - Jouissance et sacrifice : y a-t-il un sens derrière l’horreur absolue ?

Historiens et philosophes ont tout dit sur l’Holocauste. Les témoignages ont rapporté au plus près les faits, les thèses ont tenté d’en expliquer le fonctionnement, l’origine, le mécanisme et les enquêtes ont permis aux historiens de replacer le nazisme dans le contexte culturel et social de l’époque. Reste néanmoins un angle d’étude peu adopté jusqu’alors qui mène à l’indicible, et qui pourrait apporter la réponse à cette sempiternelle et obsédante question : pourquoi ?
Une réponse qui gît peut-être dans les arcanes de l’inconscient, aux sources de l’origine, lieux que seul un psychanalyste peut pénétrer. Ce n’est en effet ni la philosophie ni l’histoire qui permettra d’aborder la question par le biais de la logique du sacrifice, mais bien la psychanalyse. Saura-t-elle exposer la jouissance interdite ? Parviendra-t-elle à expliquer la recherche d’une obscure Providence, sorte de dieu païen protecteur du Reich des mille ans à venir ? Au-delà de ces fantasmes d’absolu, pourra-t-on y lire pourquoi l’existence du peuple juif semblait poser un problème insoluble à l’Allemagne nazie, et ne trouver sa solution que dans la Shoah ? Certainement, car c’est s’intéresser à la signification des faits et non plus à leur seul enchaînement.

Pour comprendre la réalité du crime nazi, il faut commencer par l’irréaliser, par lui restituer sa dimension de drame qui échappa à ses acteurs eux-mêmes. Ce drame, dit Lacan, est lui-même une résurgence, un retour dans le réel de quelque chose que l’on croyait avoir dépassé, à savoir l’Holocauste, le sacrifice sous sa forme la plus monstrueuse.
Nous voici donc aux portes de l’horreur nue. Pas de mots, pas de sons pour dire, décrire, évoquer ce que les victimes ont vécu, ont traversé dans leur chair et dans leur esprit... Face à la monstruosité les mots manquent. Mais ce n’est pas une raison pour l’occulter... d’autant que ce sont des êtres humains qui l’ont froidement mis en œuvre.
Et nous voici au cœur du système : nous touchons à l’Horreur. Nous ne pouvons ignorer l’évolution qui a saisi nos sociétés, le fait que des spectateurs jouissent, par exemple, d’un film comme Massacre à la tronçonneuse. Nous ne devons point ignorer que la morale et l’effort de civilisation se fanent dans le bruit et la fureur. Nous devons reconnaître en notre semblable un autre être humain, et c’est à ce prix, et seulement à ce juste prix, porteur d’un immense malaise, fondamental et crucial, que nous obtiendrons les clefs nécessaires pour démonter la structure de nos fantasmes inconscients, et par conséquent l’appui que trouvent nos désirs.

C’est alors que nous comprendrons que ces derniers tiennent bien à ce que nous puissions traiter notre semblable comme une chose ou comme un déchet. Le "crime contre l’humanité" doit donc faire partie intégrante de notre notion d’humanité, tout en sachant reconnaître que si nous nous sentons à notre aise dans le Bien (comme tente de le démontrer Kant), nous sommes attirés par le Mal et nous y ressentons des sensations étrangement plus fortes et plus enivrantes. Exterminer les Juifs était alors un fantasme ? Sans doute, et de là découlent aussi les nombreux problèmes liés aux effets des angoisses et des jouissances que rencontrèrent les nazis dans leur travail d’extermination... Il fallait tuer pour jouir, il fallait tuer pour se libérer.

Car Hitler semblait persuadé qu’à cause des Juifs les Allemands ne pouvaient être "unis vers" le but suprême, ce mirage de l’Un qui se dessine derrière la discipline qui s’instaure comme seul ciment d’une société à la dérive. Hitler veut créer une religion nouvelle pour cimenter la population autour du mythe du Reich, ainsi cette structure fantasmatique commande-t-elle un double sacrifice pour le sujet qui s’y insère et pour l’autre dont il fait son partenaire. D’un côté, le nazi doit faire le sacrifice de sa propre subjectivité offerte à l’unité de la communauté, il doit n’être que l’instrument docile de l’impératif de la Nature qui commande le "combat racial primitif, naturel et originel." (Discours secrets, H. Himmler, Gallimard, 1978). Sa fonction est d’être le tranchant de la hache dont le manche est actionné par la Nature. D’où l’importance cruciale de l’obéissance et de la fidélité.

De cette manipulation ésotérique et psychologique du fantasme hitlérien naît ensuite, en toute logique, d’un autre côté, le passage à l’acte car l’autosacrifice des Allemands ne suffit pas ; il faut désormais nommer l’objet sur lequel décharger toute l’ire engrangée : le Juif. On va sacrifier ce petit peuple qui représente à la fois l’élément étranger et inassimilable mais aussi, paradoxalement, une part intime qui coexiste en chaque Allemand.

Hitler n’impose pas le sacrifice à la nation allemande : il prétend que ce désir de sacrifice a de tout temps été celui de l’Allemagne et il s’en fait le porte-parole, ou plus exactement le porte-voix, afin de l’aider à mieux le satisfaire. [...] L’idée hitlérienne est celle d’une élection fondamentalement maternelle : dans l’optique du nazisme, le peuple élu est une communauté biologique, un Tout organique unifié par le sang (qui doit d’ailleurs être versé pour confirmer son caractère sacré) ancré dans un sol naturel et constitué en foule amassée autour du commandement de la voix...

L’antisémitisme moderne est bien né de l’émancipation : le fait que les Juifs se soient parfaitement intégrés, qu’ils ne soient plus identifiables démontrent bien la menace qu’ils représentent (sic).
Le discours de l’antisémitisme consiste précisément à accuser les Juifs de détenir un accès particulier à la jouissance sous toutes ses formes. L’antisémitisme considère en somme que la loi dont se réclament les Juifs [...] loin de poser un interdit à l’égard de la jouissance, ne serait qu’un passe-droit pour la jouissance.
Cet ethos sacrificiel et rédempteur, qui fut un trait dominant de la culture allemande, sublimé chez Wagner, aura une influence déterminante sur le jeune Hitler.
Or, la valeur hautement spirituelle de la pensée juive, tient au fait que, contrairement à l’antisémite pour qui l’être juif est chose certaine même si son existence est difficile à saisir, le Juif est quelqu’un pour qui être juif reste toujours une question jamais résolue, tandis que son existence, elle, est sûre.

Serge André signe ici son Grand Œuvre, un travail titanesque qui l’a conduit à s’attaquer à l’extrême, à oser se mesurer aux limites.
Témoin, ce livre, qui devrait être inscrit au programme de tous les programmes scolaires dans le monde entier... Serge André a toujours cherché, avec les outils de l’analyse, à sonder l’indicible. Tout au long des séminaires qu’il donnait régulièrement à Bruxelles, on l’a vu aborder la mélancolie de Céline, le délire d’Artaud, le suicide de Mishima. Mais ici la folie du non-être aura été décuplée à l’infini, structurée, anoblie en quelque sorte dans un jeu de rôle qui dépasse tout. Serge André est parvenu à traverser le miroir des apparences : il l’aura payé de sa vie. Victime de troubles neurologiques et de désordres physiologiques graves à la suite de ses recherches, de ses découvertes au cours de cette enquête sur l’Holocauste, il s’en est allé... Trop tôt. Il laisse des centaines de pages, signes épars d’un travail inachevé mais considérable que nous mettrons du temps à découvrir.

François Xavier

Serge André, Le sens de l’Holocauste - Jouissance et sacrifice, préface de Michel Gross, éditions Que, 2004, 288 p. - 22€

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