Le destin de la parole

La littérature doit-elle être considérée comme  une zone à défendre ? Dans ou hors de l’habitacle de l’objet-livre ? C’est bien connu : le livre est à la fois  un bien marchand pris dans des transactions et des dépendances économiques ainsi qu’un  bien donné  perdurant au-delà de l’échange, et un bien sacré susceptible d’être thésaurisé et patrimonialisé ainsi que le rappelle Florent Coste... Au fil des générations, la littérature dispenserait, en sa qualité de langage institutionnel, ses vertus présumées compensatrices voire réparatrices – lorsqu’elle n’ébranle ou n’émancipe pas comme force de subversion...
Le médiéviste tente d’en ressaisir l’histoire par une théorie littéraire repensant nos rapports à elle. Ce qui implique logiquement une théorie de la reproduction sociale, où tout ne serait pas qu’affaire d’économie et de vie matérielle, mais également de production symbolique et d’imaginaires à transmettre.
La littérature, qu’elle soit de divertissement ou d’intervention, est présumée être en ligne avec le vrai  le dur de l’existence humaine – jusqu’à l’os saignant. Elle est tout autant censée ne rien laisser échapper de la pulsation et de la densité charnelle du réel.  Panserait-elle le social tout comme elle s’efforcerait de le penser – parfois ? Lui arrive-t-il d’interpeller encore ce lancinant refus du « social ? Manifestement, alors que le langage est susceptible d’oeuvrer tant au maintien de la domination qu’à l’émancipation, elle n’échappe ni à la marchandisation globale de la culture ni à la nécessité d’interroger le présent dans sa profondeur géologique, au plus près de la question humaine et sociale. À cet effet, le théoricien de la littérature Florent Coste convoque d’éminentes contributions critiques – histoire d’éclairer la  révélation de  l’esprit à lui-même à travers l’oeuvre d’une intelligence...
Dans Réparer le monde, Alexandre Gefen souligne que la littérature n’a pas vocation à être le service après-vente de l’aliénation de nos sociétés néolibérales, celles d’un mépris innommable à l’encontre de principes d’humanité et de décence commune les plus élémentaires.
Bien au contraire, elle invite à envisager des futurs désirables à inventer – ou de dystopiques futurs sans avenir à conjurer. Et ce, alors qu’un capitalisme cognitif se surajoute au capitalisme industriel pour notre plus grand malheur... Peut-elle remédier à la mal-représentation des populations dans les dites sociétés libérales, au Texte/tissu détramé par de plombants éléments de langage ? Aurait-elle vocation à prétendre instaurer des parlements de substitution pour d’improbables missions de maintenance d’institutions parlementaires défaillantes voire à produire une Référence pour mettre en scène et en situations une légitimité d’exister outrageusement mise à mal ?
Au fond, s’agit-il encore de contribuer à l’aménagement d’un statu quo qui fait le malheur du monde tout en continuant à mal nommer l’évidence même ? Pour ou contre quoi écrit-on dans une contrefaçon de société instituée en organisation d’écriture par un fallacieux tissage de discours entrelacés ?

Désaliéner la langue ?

Il y aurait eu un moment Princesse de Clèves signant un momentané retour en grâce de la littérature voire même un sursaut collectif contre le nihilisme dissolvant d’un candidat puis président dont le passage aux affaires fut préjudiciable tant à l’intérêt général qu’aux humanités. C’est l’avis d’Yves Citton dans Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi  les études littéraires (Amsterdam, 2007). Mais de là à investir la littérature d’une mission civilisatrice face à la réification alors qu’elle s’abîme dans le tout-à-l’ego auto-fictionnel ou la stérilisation du divertissement surgelé, prêt à consommer ? À l’évidence, elle n’est pas ce simple miroir tenu hors des flux économico-médiatiques...
La littérature et les humanités se partagent dans la circulation du sens entre sujets pensants autant qu’agissants s’inscrivant dans le Texte d’une culture commune, tissée de langages symboliques : La culture c’est quand le savoir pousse et se démultiplie et qu’il augmente avec le nombre de ses détenteurs.
Yves Citton prend acte de ce qui effrite la base textuelle commune – jusqu’au socle vital de tous : Notre attention au réel comme nos capacités d’agir sur lui passent aujourd’hui majoritairement par l’intermédiaire d’appareillages techniques qui conditionnent ce que nous sentons, pensons, exprimons et faisons. Le professeur de littérature à l’université de Grenoble Alpes, analyste de la réalité médiocratique de nos régimes de totalitarisme marchand et de fondamentalisme technologique, souligne le développement complice de la littérature et de la gouvernementalité économique, ce qui pourrait également s’appeler la gouvernance par les nombres.  Ainsi, le roman moderne se corrèle à l’essor de l’économie politique libérale ; puis, alors que la révolution marginaliste bat son plein, la narration romanesque troque l’omniscience pour une subjectivité atomisée et coupée du réel ; tandis qu’enfin les écritures à contraintes ou expérimentales (type Oulipo ou Nouveau Roman) consonnent avec la mathématisation de l’économie.
En d’autres termes,  une mortifère obsession des chiffres soumet les animaux parlants comme tous les vivants à un dérisoire calcul d’utilité et de rentabilité ainsi qu’à un implacable asservissement machinique jusqu’à leur annihilation – ce qui n’est pas sans impacter l’économie du livre comme les destinées de ses acteurs et autres travailleurs linguistiques, quand bien même ils s’en accommoderaient pour le pire en régime de résiliocratie...
Mais les manifestations de l’oeuvre peuvent se dispenser de l’habitacle du livre comme du face à face immobile des caractères et du papier dans l’art de l’imprimeur (Pierre Legendre) ou de la prédation du capital sur l’édition, puisque le spectre de l’oralité poétique nous hante dans son inventivité comme dans la multiplicité de ses usages tant festifs que contestataires, susceptibles d’organiser les sujets dans la structure textuelle d’une société vraiment désirable – dans la lutte des pirates contre les médiarches théorisée par Citton, il s’agit toujours de ce comme si fondamental qui soutient l’existence humaine qui  entend faire société envers et contre tout...
Car enfin, la littérature n’est pas qu’une relique prise dans un commerce très intéressé de transactions symboliques et dont espère extraire des bénéfices à la mesure des vertus qu’on lui attribue dans des flux économico-médiatiques bien tendus, pour peu qu’elle affirme haut et fort son irréductibilité et la vitalité de l’incalculable face aux diktats des marchés comme à la machinerie algorithmique dont les langages non naturels moulinent notre existence...
Dans un environnement médiatique ravagé par la pollution ambiante de déchets discursifs, la poésie et les littératures hors du livre institueraient alors la parole comme zone à défendre, au carrefour de la radio, de la scène, du musée, du festival, des pratiques numériques et des réseaux sociaux, dans un foisonnement d’espaces et de publics... Mais des coups d’archet activistes ou autres performances se perdant en bibelots d’inanité sonore désamorceront-ils pour autant la logique systémique et marchande  d’une société du spectacle si prompte à stériliser et machiniser tous les élans vitaux et créatifs comme toutes les activités productives ? Leur petite musique suscitera-t-elle une dynamique de renversements,  fait-elle sens et autorité pour jouer ce basculement vers un horizon d’espoir ?
Certes, Flaubert (1821-1880) détendait un artisanat du langage contre la littérature industrielle de son temps – celui du Second Empire affairiste. Ses successeurs peuvent-ils se targuer d’une certaine puissance d’intervention alors que les conditions d’exercice de ce dit pouvoir dont on investit parfois la littérature se réduisent à la question de ses moyens ? Ceux dont elle dispose encore dans son rapport de force avec l’ordre linguistique, économique et politique du moment : de nouvelles formes innovantes permettront-elles de vivre et de se gouverner selon un nouveau scénario refondateur ?

Michel Loetscher

Florent Coste, L’ordinaire de la littérature – Que peut (encore) la théorie littéraire ?, La fabrique, avril 2024, 192 p.-, 14 euros

Initialement paru dans Les Affiches d'Alsace et de Lorraine

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