Chardonne & Morand, ci-devant des Lettres

Dieux qu’elle était attendue, la publication de la mythique correspondance échangée entre Paul Morand et Jacques Chardonne ! De 1949 à 1968, les deux ci-devant s’écrivirent en toute liberté près de 3000 lettres dont ils ne prévoyaient la publication qu’en l’an 2000, bien après leur mort. Un premier volume, préfacé par Michel Déon et annoté avec soin, rassemble 800 missives (1949-1960) qui composent une sorte de Journal commun, quasi matrimonial, moins inutile que mal-pensant, où nos deux amis disent sans fards ce qu’ils pensent de la France d’après-guerre, de leurs confrères et de leurs contemporains, de Sagan à celui que Morand nomme drôlement « Gaulle ». Contrairement à ce que l’on pouvait craindre en ces temps de sensiblerie néo-quaker, aucune coupure d’importance n’ampute le texte d’origine, qui propose ainsi un tableau bigarré des années 50, un concerto joué à quatre mains par deux virtuoses.


En guise de verdict, comment ne pas citer Chardonne : « une explosion ravissante » ? La richesse, la variété et la totale liberté de ces lettres ravissent. Sécheresse ? Cynisme ? Méchanceté ? Parfois, oui, mais quelle langue, et quelle lucidité ! Une œuvre unique.


Si Chardonne, trente ans éditeur chez Stock, parle surtout du milieu (du marais) littéraire, d’écrivains suivis avec attention (Nimier, Marceau, Laurent, Frank) et de revues (La Parisienne, Arts), de ses stratégies aussi, Morand, autrement plus étincelant, nous entretient de voyages (magnifiques peintures de Tanger ou de Lisbonne sous Salazar…) et d’art de vivre. Surtout, l’ancien diplomate évoque sa riche expérience et revient sur sa carrière au Quai d’Orsay, stoppée net à la Libération. Morand sait lire une carte et connaît l’histoire de l’Europe : « si l’Europe, de 1814 à 1939, a voulu que le Danube fût européen, et non russe, c’est que c’est par là qu’on arrive à Paris, depuis 1000 ans. J’ai lutté sur le limes de 1938 à 1944. » Le martyre de Budapest, l’intervention à Suez, la guerre en Algérie et l’arrivée au pouvoir du Général, que Morand déteste (« le Nasser du pauvre », l’homme « qui a fait don de la France à sa personne », Churchill étant lui qualifié de « fossoyeur de l’Europe »), nous valent des commentaires acerbes et d’une belle lucidité.


Chardonne, parfois flatteur à l’excès avec Morand, madré quand il s’agit de combines éditoriales, cruel et tarabiscoté (le côté huguenot ?), si réglé, si Vieille France (« se restreindre, rester une source ») est, au détour d’une lettre, capable de jolis raccourcis : « Les écrivains, c’est comme les émigrés de jadis, seuls, ruminant leur religion dans un monde étranger ». Ou, sur l’époque : « un âge de la débilité qui a eu pour père des enfants, un cauchemar d’évanescents.» De jugements sans appel sur les estimés confrères. Montherlant par exemple : « il n’a rien dans la cervelle, sauf un peu d’histoire romaine. C’est un sot. (…) Un ronchonneur, un ridicule paillard. Cela pue le célibataire, le vantard. (…) Farceur. » Et Fraigneau, qualifié de « mauvaise doublure de Cocteau ». Blondin, dont le talent est qualifié de mince, lui inspire ces lignes assassines : « je ne crois pas qu’il se détruise en buvant ; je crois qu’il boit parce qu’il se sent un homme détruit ». Dutourd a droit à cette pique : « le visage de la sottise gentille ».


L’un et l’autre, l’ermite de La Frette et l’exilé de Vevey, tous deux rescapés de l’épuration des Lettres, s’échangent des conseils boursiers (« gardez les cuivres, le nickel, et l’acier » serine un Morand très sûr de lui), de bonnes adresses à Séville ou à Roscoff, des compliments (surtout Chardonne) et des inquiétudes, notamment sur la santé du jeune Nimier. Des potins aussi, des histoires de femmes, des anecdotes de dîners en ville. Le récit de leurs manœuvres pour desserrer l’étreinte du « cordon du sérail », comprendre : la conspiration du silence qui, de manière sournoise, les nie depuis la Libération. A ce sujet, Chardonne s’exclame : « nous sommes des morts ressuscités », évoquant l’action de Nimier pour mettre fin à l’ostracisme.


L’un ne sait à peu près rien, sinon les intrigues du Paris des lettres et les histoires de couple. L’autre bondit d’un train dans un cabriolet, dépeint en quelques traits géniaux Tanger ou le Londres d’avant 14. Sans avoir jamais le temps de s’agacer, le lecteur change de registre, de ton et de regard, pour son plus grand plaisir. Plaisir suspect, je m’empresse de le dire, tant nos scrogneugneux, réactionnaires impénitents, expriment leur mépris de toutes les vaches sacrées d’aujourd’hui, des Hébreux à ces messieurs de la Manchette, et, en général, de ceux que Morand surnomme les « pygmées prolétaires ».


J’avoue préférer Morand à Chardonne, plus profond, plus à l’écoute du monde et parce qu’il sait voir comme personne. Ainsi, cette peinture de l’Espagne encore intacte : « Des journées bleues, des vieilles murailles cuites au soleil, des mules noires passent sur un crépi blanc, suivies d’une poussière rouge, c’est le bonheur. » Ou cette sentence d’une rare profondeur : « Le social est permanent, sinon éternel ; le national est éphémère ». Morand, oui, homme d’Ancien Régime, au regard clair et au cœur sec, qui se définit de la sorte : « Je suis un homme de l’Occident, de l’ombre qui tombe, de la nuit qui vient. »

 

Christopher Gérard

 

Paul Morand et Jacques Chardonne, Correspondance tome I, 1949-1960, préface de Michel Déon, Gallimard, novembre 2013, 1168 pages, 46,50 €


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