De la manière de représenter les visages et autres péripéties

Quelle pénible manie ont les Hommes de sans cesse se quereller, même au sein du petit monde – pas si feutré – de l’art ; ainsi sculpteurs et peintres se renvoyèrent-ils la balle en pleine figure depuis des siècles, comme s’il devait toujours y avoir une hiérarchie à respecter. La notion académique de sculpture vit le jour au XVIe siècle, fruit d’un mélange d’axiomes et de prescriptions : la trattatistica artistique du Cinquecento italien a tôt fait, et pour (trop) longtemps, de conditionner nos perceptions face aux œuvres plastiques, d’en exiger un sens, un style, une fonction. Mais tout axiome oblitère une part de l’expérience, toute prescription a valeur d’interdit car la notion même de sculpture, telle qu’on la voit s’élaborer dans les nombreuses Accademie delle arti del disegno, a eu pour corollaire de clarifier – à défaut de nettoyer – l’histoire de l’art d’un certain nombre d’objets qui, dans le paysage idéal des beaux-arts, faisaient désordre. On rêverait que cela s’applique à l’art contemporain histoire d’en finir avec le Bidule, mais c’est une autre histoire que l’on vous contera une autre fois…

Ainsi, abordons ce sujet épineux de la sculpture reconnue comme œuvre d’art, mais faut-il déjà savoir faire le distinguo entre l’art et l’artisanat : l’existence voire le statut social des académies en dépendaient ; tout comme le statut discursif de l’histoire de l’art comme discipline humaniste.
Pour étudier ce phénomène, Georges Didi-Huberman nous entraîne dans l’histoire du buste de Niccolo da Uzzano dont la parenté fut attribuée puis refusée à Donatello puis réattribuée ; bref, une querelle de chiffonniers pour un récit mythique. Car la représentation d’un visage n’est pas si simple.

L’ouvrage débute par le cas de Dante peint par Giotto, mais est-ce la bonne représentation du poète, ami du peintre ? Peut-on se baser sur quelques phrases rapportées ? L’anecdote ne serait qu’un simple jeu car l’essentiel est ailleurs : le portrait sur le vif qu’osa Giotto fut bien le genre totémique et initiatique d’une Renaissance de l’histoire de l’art. Une forme de légende qui va produire une forme de savoir marquée sur l’affabulation et le constant désir de légitimation : on y voit toute la fragilité intrinsèque de ce savoir
Si Vasari s’était préoccupé de donner naissance à un discours autonome appelé histoire de l’art, il avait pour cela inventé quelques légendes qu’il faut, aujourd’hui, déconstruire afin d’y mieux saisir les tensions dialectiques, les polarités à l’œuvre, les nœuds et tabous… Fragilité du mythe, lequel, nous rappelle Lévi-Strauss, vient s’appliquer comme une grille [de lecture] sur la dimension du présent, afin d’y déchiffrer un sens, d’y prescrire également des comportements, des attitudes et des conceptions idéologiques et c’est bien là tout le danger de la démarche. Le jeu des apparences participe à nourrir la querelle d’un art en trois dimensions contre un art en deux dimensions, sans parler de l’usage de la cire, matière des sceaux – à la fois matière métaphorique des contrats symboliques, et matière privilégiée d’une ressemblance par empreinte – celle qui dit non seulement le contrat mais le contact, surtout. Point de matériau à dominer mais une filiation qui exprime le sacrement, donnant à voir un modèle très juste, précis.
En effet, mieux vaut, en histoire de l’art, quelques petites vérités discrètes, attentives à l’exception, mieux vaut la singularité que les grandes généralités. C’est ici la grande force de Georges Didi-Huberman que d’agir en philosophe, sans chercher à en savoir plus pour imposer un point de vue, mais en étudiant ce fameux buste du Bargello en opposant deux problèmes : l’objet qui impose l’obstacle de ses ambiguïtés, de ses lacunes versus un discours qui résisterait à l’épreuve singulière des exceptions.

Ces temps où les hommes étaient habitués à croire à la possession de la vérité absolue sont à l’origine d’un profond malaise affectant toutes les positions […] sur quelque point de la connaissance que ce soit.

Nietzsche

Et qui mieux qu’Aby Warburg pour briser l’étau ? Son inventivité et son génie qui se concrétisèrent sous l’aspect de l’Atlas Mnémosyne portent ce mouvement d’anamnèse particulier qui fait apparaître une mémoire désidentifiante. En effet, la mémoire c’est bien tout autre chose que l’acquisition de souvenirs factuels, c’est plutôt l’expérience d’une étrange dialectique de la survivance et de l’oubli, où le temps se noue entre passé anachronique et présent réminiscient où l’archive décryptée complexifie les questions plus qu’elle n’y répond. Pour être historien il faut être joueur… et prêt à tout entendre : Le moulage tire la ressemblance vers la mort, vérité d’expérience – mais aussi topos théorique qui disqualifie cette technique aux yeux des amateurs de sculpture, ou plutôt certains idéalistes qui confondent vie et mouvement. Car un portrait rend la vie, met en forme la substance d’un être vivant ; au lieu de quoi le buste du Bargello ne donnerait à voir que les accidents figés d’un visage prisonnier de sa gangue de plâtre (en négatif) puis de terre cuite (en positif). Faisant dire à Morisani que les deux verrues et la pomme d’Adam ne sont que des aspects d’accident physique, repoussant ainsi le buste vers la désignation d’objet anatomique plutôt que du côté de l’art statuaire.

Et que dire alors de l’autoportrait christique de Dürer pour qui l’image peinte n’avait rien d’une simple conquête virtuose sur le monde visible mais tendrait plutôt vers quelque chose comme une identification exagérée de l’identité maniaque. On peut y voir une lucidité qui aura minutieusement décrit, détaillé tout au crible : la peinture faite miroir ! Miroir concret vérifiant les ressemblances et unifiant l’espace ; miroir idéal faisant de l’homme le reflet précis de son Dieu, et pacifiant le temps… La peinture devient alors un instrument de transcendance.

François Xavier

Georges Didi-Huberman, Des visages entre les draps – La ressemblance inquiète, II, 67 illustrations couleur et N&B, coll. Art et Artistes, Gallimard, avril 2024, 240 p.-, 25€

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