Le retable monumental de Matthias Grünewald

Sur son œuvre la plus célèbre il maîtrise parfaitement l’usage de la lumière, qui prend par endroits des tonalités modernes et presque surréalistes. Pourtant sa vie est, curieusement, restée longtemps dans l’ombre. Comme si l’éclat de ce chef-d’œuvre réalisé entre 1512 et 1516 avait relégué dans une relative ignorance son auteur. Les nouvelles recherches entreprises permettent d’en savoir chaque fois davantage au sujet de cet homme qui aurait été également architecte ou tout au moins maître d’œuvres, dont l’existence a longtemps été entourée d’énigmes même s’il est vraisemblable qu’une zone d’incertitude restera encore présente autour de lui. Qui est réellement Mathis Nithart dit Gothart, que l’histoire de l’art retient sous le nom de Matthias Grünewald ? Les hypothèses et les spéculations sont nombreuses.

 

L’ouvrage que voici apporte un éclairage à la fois solide et ample, étayé par des faits vérifiés et des analyses poussées. Il étudie notamment les commanditaires dont fait partie entre autres notables l’archevêque de Mayence, la place du sculpteur Nicolas de Haguenau dont l’atelier est à Strasbourg, les drapés aux nuances fines et variées (ce qui permet d’avancer que Grünewald a vu des études de draperies de Léonard de Vinci), les dessins préparatoires, l’œuvre peint et les lieux de destination des tableaux. C’est en clair un regard neuf qui est porté sur ses méthodes de travail et son environnement, donnant ainsi accès de l’intérieur à l’artiste et son travail. L’œuvre centrale prise en compte dans cet ouvrage est donc sa plus belle réalisation, celle qui lui a donné sa renommée, Le Retable d’Issenheim, parfois considérée en raison de sa force esthétique et de sa portée historique comme la « Joconde germanique ». Il est conservé au musée Unterlinden de Colmar.

  

Matthias Grünewald est né en Bavière, à Wurtzbourg, vers 1475-1480. Il meurt en 1528, l’année même de la disparition de Dürer. Notons que parmi les liens qui lui ont été reconnus avec d’autres maîtres de son temps, ceux qui le rapprochent de Dürer sont les plus cohérents et les plus visibles. Du reste, au XVIIIème siècle, le retable, qui n’est pas signé, lui est attribué. Mais moins rigoureux que lui, plus libre dans son trait, il s’écarte avec intelligence de Dürer. De ce fait, l’un et l’autre « incarnent parfaitement les deux pôles de l’art allemand de la Renaissance ». A sa mort, l’inventaire de ses biens, dressé devant deux juges de Francfort, fait état entre autres objets de bijoux, de livres, d’instruments hydrauliques, de pinceaux et de pigments rares et précieux. A cet égard, les pages qui abordent les aspects techniques du retable sont particulièrement intéressantes.

 

Le polyptique consacré à saint Antoine, patron de l’ordre des Antonins, est à double volet. Ses dimensions sont impressionnantes, 3,30m de haut par 5,90m de large. Deux techniques se mêlent, tempera et huile, sur des panneaux de tilleul. Lorsqu’il est fermé, on voit une émouvante Crucifixion qui se détache sur un ciel noir. Sur la prédelle, la scène présente une Déploration. D’autres épisodes majeurs de la vie du Christ, Annonciation, Nativité, Résurrection,  apparaissent sur les volets une fois ouverts. La seconde ouverture laisse voir les sculptures centrales qui sont la marque du gothique rhénan, entre les deux panneaux qui évoquent l’ermite Antoine.   

 

Matthias Grünewald a un style résolument personnel, qui ne peut se confondre avec celui d’aucun autre artiste contemporain et qui ont eux aussi évoqué des thèmes voisins des siens. Les couleurs « de légende », sa « touche hardie et liquide d’esprit moderne », les attitudes des personnages, les animaux fabuleux sortis du bestiaire médiéval, l’orchestre angélique, la vigueur et la douceur unies pour traduire à travers les symboles les mystères évangéliques, « la poétique de la déformation », l’« hallucinante atmosphère » qui règne sur la composition d’ensemble mettant en relief le côté dramatique des scènes et leurs tensions, témoignent du savoir incomparable de Grünewald. Devant cette intériorité, cette violence et ces ténèbres, on mesure combien son imagination atteint un réalisme confondant et qu’à l’exubérance maniériste se joint une intensité fantastique inégalée ailleurs et pour l’époque. Comme le signale la critique, il s’agit bien d’une iconographie exceptionnelle qui terrifie autant qu’elle apaise. Huysmans qui l’admirait parlait d’un « sauvage de génie » et l’appellait « le plus forcené des idéalistes ». Ce talent étonnant s’exprime tout autant dans l’œuvre graphique de Grünewald dont on ne possède que trente-six dessins, essentiellement exécutés au crayon noir et dont plusieurs sont traités en détail dans l’ouvrage. Publié initialement en 2007 à l’occasion de l’exposition tenue au musée, ce livre très documenté et illustré invite à une (re)découverte de ce monument de l’art.

 

Dominique Vergnon

 

Sous la direction de Pantxika Béguerie-De Paepe et Philippe Lorentz, Grünewald et le retable d’Issenheim, regards sur un chef-d’œuvre, Somogy éditions d’art, 280 pages, 248 illustrations, 24,5 x32 cm, septembre 2015, 32,50 euros.   

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