Le Mépris, d'Alberto Moravia

De quoi est-il question dans Le mépris ? De la soudaine distance, précisément teintée de mépris, éprouvée par une femme, Emilia, à l’encontre de son mari Riccardo. Une distance intervenue après deux années d’un mariage heureux. A vrai dire, le roman rend compte des tentatives, vaines, de la part de Riccardo pour comprendre et conjurer la soudaine distance que lui témoigne sa femme, car le narrateur n’est autre Riccardo. Des pensées d’Emilia, ainsi que de celles des autres protagonistes, en dehors de leurs propos nous ne savons que ce que le narrateur suppose. Nous sommes dans une longue confession, au cours de laquelle le narrateur raconte comment il a perdu la femme qu’il aimait.

 

Les événements se déroulent à Rome, à une époque que Moravia ne précise pas (le livre est écrit en 1955). Rome et Capri. Rome tout d’abord où Riccardo, critique de cinéma désargenté et aspirant homme de théâtre, accepte d’écrire des scénarios pour le compte du producteur Battista. L’un et l’autre cependant développent des conceptions esthétiques radicalement différentes et incompatibles : au contraire de Riccardo, Battista, chevalier d’industrie, veut produire des films qui plaisent au grand nombre. Aux abois, Riccardo accepte la proposition et se soumet.


Après un premier scénario, Battista en nourrit un second, plus important : un remake de l’Odyssée. Il engage le metteur en scène Rheingold et tous quatre, Battista, Rheingold, Riccardo et sa femme s’en vont à Capri où se noue le drame, si l’on peut appeler drame la suite des confrontations tendues que connaît le couple.


Le mépris d’Emilia est contemporain de la collaboration de Riccardo avec Battista. Mais si Riccardo cherche à en connaître les raisons, Emilia fuit ses questions. Elle se dérobe, en apparence incapable de formuler ce qu’elle éprouve. Le mépris est pour elle une donnée de fait, inexplicable, tout comme le fut son amour. Le couple dès lors s’installe dans la distance qui blesse. Emilia du reste n’est pas insensible au charme conquérant d’un Battista et Riccardo est confronté à un dilemme. Rheingold en suggère indirectement un début d’explication par la lecture qu’il fait de l’Odyssée. A ses yeux, Ulysse n’est nullement un héros homérien mais, un homme engagé malgré lui dans l’expédition troyenne pour fuir Pénélope, dont par son excès de prudence et de sagesse il encourut le … mépris. Car, trop « politique », Ulysse n’a en rien découragé les prétendants venus faire le siège de Pénélope, restée fidèle non par amour mais par la seule dignité. Ulysse serait donc parti pour fuir ce mépris et aurait à souhait retardé un retour auquel les dieux n’auraient fourni que des prétextes.


Riccardo, intellectuel confronté à une scène où s’affrontent des instincts primitifs (comme si des instincts pouvaient ne pas l’être), serait dès lors l’avatar de cet Ulysse, trop prudent, obséquieux, incapable de repousser le prétendant Battista de qui il dépend, parce que, aussi, en cet occident de la seconde moitié du XXe siècle, les hommes comme Riccardo dépendent d’hommes comme Battista et Rheingold. Dans leur scène ultime, au mépris d’une pudeur que l’on sent offensée, Emilia livre enfin l’explication tant sollicitée : Riccardo n’est « pas un homme » au sens où l’entend cette femme qui remet son jugement à sa seule intuition primordiale, campant ainsi une très vraisemblable Pénélope face à Ulysse-Riccardo qui ne cesse de tergiverser et de raisonner. « En substance, j’étais l’homme civilisé qui dans une situation de caractère primitif, en face d’une faute contre l’honneur, se refuse au geste du coup de couteau ; l’homme civilisé qui raisonne, même en face des choses sacrées ou réputées telles » (chap 21).   

En 22 chapitres et un peu moins d’une dizaine de scènes, avec une remarquable économie de moyens (arte povera !), Moravia « instruit le procès » du mépris et nous suggère les éléments qui ont participé à sa formation. Toutefois, n’étant « pas un homme », le narrateur ne saurait accéder au substrat des sentiments primitifs et il ne peut qu’en supposer la teneur, spectateur impuissant de sa propre déroute, réduit à raisonner et nous livrer le récit. Moravia voulut-il dire quelque chose de la place de l’intellectuel et de l’artiste dans une société dominée par les Battista et les Rheingold ? A moins qu’il ne voulût nous faire toucher du doigt la puissance des sentiments primitifs, violents, entiers et instinctifs, que nulle civilisation n’abolira et qu’il appartient aux femmes de questionner ? En plus d’être Pénélope, Emilia serait alors l’oracle dont nous aurions tort de ne pas entendre la terrible révélation.  


Roland Goeller  

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