Cécile Ladjali : la chute de l’ange Bénédict(e)

Nous avons tous en mémoire le destin de l’ange Damiel, le héros des Ailes du désir de Wim Wenders qui s’incarna par amour, des Hommes en général, mais surtout d’une certaine trapéziste en particulier.
Bénédicte est un ange asexué née dans un corps de fille avec une étoile à cinq branches sur le front. Son père, pasteur helvétique en mission à Téhéran, foudroyé par la beauté d’Afsaneh rencontrée alors qu'il recherchait la grande huppe bleue qui s'était échappée de sa cage, y verrait bien un signe céleste, le souffle de l’Apocalypse de Jean, quand son épouse invoque la poésie soufie de ‘Attar…
Jusqu’à ses treize ans cela n’avait aucune importance puisque Bénédict était un garçon. Son corps de fille et son âme de garçon étaient poème, musique, souffle étrange, brume à la fois invisible et tenace qui faisait tourner la tête à tous ceux qui la respiraient.

Mais bientôt il faut porter le hijab puisque son corps devient impur, la voilà rejoignant la masse des femmes qui valent la moitié du fils ou de l’époux, qui ne sont que la semaille de leur mari (Sourate, II, 222) et doivent être corrigées si elles ne se soumettent point (Sourate, IV, 32). Alors les crises d’épilepsie apparaissent et les parents migrent vers Lausanne pour faire soigner leur fille qui trouvera la paix dans les mots.
Elle était Bénédict(e), somme d’un tout : le ciel, l’eau, la terre, le feu, les hommes, les femmes, le monde entier. Elle était le reflet de l’ensemble. Bien en place. Inaliénable comme son grand cœur. Sa liberté a longtemps été le fait de ne pas se résoudre à ce que les autres voulaient voir en elle.

Frappée d’achromatopsie elle vit désormais dans le noir & blanc éternel ce qui ne l’empêchera pas de devenir professeur de littérature comparée, bâtissant son enseignement sur la tolérance et la résistance, portant haut le mot liberté, appelant à une révolution culturelle, un changement des mentalités – une candeur que Bénédict incarne avec un aplomb sans faille, sachant très précisément où il porte le fer.
Car former une conscience c’est la déformer. On n’est jamais aussi conscient de qui l’on est que lorsqu’on est confronté à l’altérité. Par l’étude des textes, Maître Laudes oblige ses étudiants à rencontrer l’autre, ce qui est différent dans ce vaste monde, ce qui les effraie…

Maître Laudes est Bénédict à Lausanne et... Bénédicte à Téhéran quand elle va voir sa mère et s’octroie quelques vacations comme professeur invitée  – et aussi dans les Alpes françaises quand elle rend visite à Pierre. Mais son enseignement, très vite taxé d’apostat, va lui attirer les foudres du recteur iranien ; sans parler qu’elle se travestie en homme la nuit pour arpenter les rues et se fondre dans la foule des hommes. Au risque de se faire arrêter par les bassidji.
Elle rentrera en Suisse et acceptera que Pierre la rejoigne à Lausanne, terminées les amours clandestines dans les herbes hautes, ce sera doux d’aimer comme le font les hommes normaux puisque c’est l’heure du sacre, Bénédicte et Bénédict vont pouvoir continuer à vivre sur la portée d’une partition accrochée à un coin du ciel.

Roman grave d’une force à déplacer les montagnes, récit lu d’une traite tandis que les cataractes balayaient les baies vitrées, ce livre n’est pas qu’une fiction mais un révélateur. Par la poésie qui habite son style narratif, Cécile Ladjali revoit l’ordre de la Création dans un jeu de travestissement qui va au-delà de son personnage central. Les décors se meuvent dans un tempo qui ébranle tout le récit, imposant peintures du décor, odeurs et maximes, musiques de Bowie et cantiques, réflexions philosophiques et analyses contemporaines. L’androgyne n’est pas seulement humain, il peut aussi gagner dans la grâce d’une écriture hors norme qui glace et brûle tout autant, enchante et foudroie.
Maître Eckart a forgé un terme pour évoquer le détachement, la séparation entre soi et ce qui est terrestre, éphémère : Abegescheidenheit. Pour toucher à cette insoutenable légèreté si chère à Kundera il faut donc dépouiller notre âme, abandonner notre ego, notre orgueil. Il nous faut marcher nu dans la ville, nous arracher les ailes, nous écorcher pour brûler enfin d’essence vive dans l’éther du possible… laisser l’Esprit aller où il veut, virevolter où bon lui semble sans jamais rencontrer d’obstacle.

Si l’on veut s’affranchir du carcan sociétal aliénant, du digital chronophage et des impératifs de tout ordre, on n’advient soi-même que par ce souffle libéré qui permet une naissance spirituelle autrement plus douloureuse que l’arrivée des limbes dans la prise en chair de notre enveloppe charnelle.
Miroir de nos doutes et fenêtre de nos espoirs, la littérature démontre par ce roman-ci très précisément que la transmission d’un idéal peut se métamorphoser en chacun d’entre nous, s’adaptant à nos desseins, résumant le cap à tenir.
Ne manque plus que notre approbation. Et le geste qui va avec : toute chute appelle à un relèvement qui peut très bien être aussi un retournement...

François Xavier

Cécile Ladjali, Bénédict, Actes Sud, janvier 2018, 272 p. –, 20,80 €

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