"Lady Vegas, les mémoires d'une joueuse" le dernier film de Stephen Frears

Le livre valait mieux que ça, parait-il. Frears serait passé à côté d'un tas de thèmes, de ficelles. Peut-être, sans doute même. Mais, après tout, si tirer un film d'un ouvrage obligeait à lui être fidèle au paragraphe, à la phrase, voire à la lettre près, quel intérêt ? Autant laisser le cinéma là où il est, et que les mots restent ce qu'ils sont : des mots.  

Taillé au massicot dans l'œuvre originale, le scénario, il faut l'admettre, donne l'impression de tirer des bords entre clichés et caricatures. A se demander si ça n'est pas fait exprès. Aux rencontres improbables succèdent sans transition ruptures brutales et retrouvailles ubuesques. Tissée autour du milieu sans consistance des parieurs professionnels, l'histoire n'est faite que de départs, d'arrivées, de retours, d'ascensions, de descentes, de remontées, au grès des caprices et des chamailleries. On perd même un personnage en cours de route, sans explication, sans raison énoncée. De quoi déstabiliser le spectateur et désespérer la critique qui, d'une seule voix ou presque, résume l'affaire à une étoile et deux lignes pour dire à quel point c'est mauvais. Notons toutefois, à sa décharge, que Stephen Frears n'est pas l'auteur des scénarios qu'il met en films. S'épancher trop longtemps sur la question revient par conséquent à se mettre hors sujet.

De côté, donc, le récit de Beth Raymer. Voyons le film. Dans Lady Vegas, ce qui frappe c'est cette caméra qui embrasse les corps, les visages, les regards, les yeux, la peau, l'épiderme, les boutons, les rougeurs, les plis, les rides, les cheveux blancs, les cheveux secs, les dents blanches un peu jaunes, les chaussettes trop longues, le short trop court, les émotions contenues, les sourires sincères, d'autres forcés pour ne pas abattre ses cartes, tenter de reprendre le dessus, garder la face… Sous d'autres angles, celui notamment d'ouvriers irlandais tombés chômeurs, Stephen Frears a souvent usé d'un procédé comparable, filmant de près et à hauteur d'homme des personnages aux prises avec les failles et les aspérités du monde contemporain. On se souvient notamment de The Snapper et The van.

Ici, le cinéaste gratte les traits liftés d'une société d'apparats et d'apparences. Quelles que soient les erreurs (les partis pris ?) de mise en scène et de montage, le film vaut au moins pour cette proximité réaliste. Filmer Bruce Willis, Catherine Zeta-Jones et Rebecca Hall sans maquillage (de cinéma) et sous une lumière naturelle ne relève pas du détail mais bien d'une démarche assumée. Si le film est truffé de défauts, il montre aussi sans concession, mais avec cette pudeur constante chez l'auteur, toutes les imperfections de ces visages si souvent retouchés. Dans un dédale de faux-semblants, que la ville elle-même enrobe de ses lumières, le cinéaste saisit ainsi l'humanité de ses personnages là où tout parait conçu pour les déshumaniser.

Animés par la gagne, nos parieurs sont suspendus à une kyrielle d'écrans où s'affichent, sans discontinuer et en temps réel, l'évolution de cotes et de tendances aussi éphémères que virtuelles. Autant de tableaux, de lignes, de numéros et de couleurs, indéchiffrables par les non-initiés, qui captent toute leur attention. L'argent, à lui seul, ne donne plus sens à leurs (en)vies, pas plus qu'au rêve américain. On cherche autre chose, sans trop savoir quoi, surtout toujours plus, comme pour combler un vide qui se creuse à mesure qu'on le remplit, bref on est accroc. Les signes extérieurs de richesse comptent moins, ici, qu'être le premier, le meilleur, "the one", et des rapports humains, de l'amour, de l'amitié, ne subsistent que de vagues engagements plus ou moins tenus. Une vieille promesse de fidélité s'échange même à bas prix contre une opération esthétique, un ravalement pour rester jeune, retrouver ce visage perdu, passé comme un souvenir. 

Dans cet univers de strass et de paillettes gouverné par l'image, tomber les masques revient à mettre l'acteur (le joueur) face à lui-même. Par l'entremise de Rebecca Hall, vivante, expressive, électrique parmi tant de corps éteints, Bruce Willis, sur ses écrans devenus miroirs, ne voit bientôt plus que son reflet. Vision si insupportable qu'il doit s'en détourner. De retour au réel, il croise d'autres regards, s'ouvre au monde, et renonce, un temps au moins, à ses paris, son quotidien, ses habitudes obsessionnelles, son existence futile. Dès lors, c'est le spectacle de la vie qui se déroule sous les yeux du spectateur. Les faux-semblants cèdent la place aux émotions, aux rires vrais, aux accolades franches, et les personnages deviennent si sincères qu'on a subitement la sensation confuse d'être à leurs côtés.

Laurent Brard


Lady Vegas
Un film de Stephen Frears 
Sortie en salles en août 2012
Scénario de D.V De Vincentis
Adapté du livre de Beth Raymer (Lady Vegas, les mémoires d'une joueuse ― J'ai Lu, 6,70 euros)
Avec Bruce Willis, Rebecca Hall, Catherine Zeta-Jones…
1h34

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