"Visconti, une vie exposée" de Laurence Schifano, biographie

LUCHINO-PANORAMA

La biographie de Visconti écrite par Laurence Schifano force le respect, mais, malgré le « pitch » de la quatrième de couv’, on a beaucoup de mal à voir dans le réalisateur du Guépard quelqu’un qui a fait « les choix les plus risqués » et qui « s’est brûlé les ailes ».

L’ouvrage fait près de huit cents pages et c’est probablement la raison pour laquelle l’auteur, Laurence Schifano, l’a intitulé Visconti — Une vie exposée. Cette biographie révèle effectivement, ou en tout cas rappelle l’existence de tout un pan méconnu en France des activités de Visconti. Pour les Français en effet, Visconti, si grand soit-il, n’est qu’un réalisateur de cinéma. Pour les Italiens, ce fut d’abord un metteur en scène de théâtre et d’opéra — il a par exemple largement contribué au succès de la Callas —, et ce Visconti-là est traité ici avec autant, sinon plus d’attention que le Visconti du Guépard. À bien des égards donc, cette biographie franco-italienne est une biographie à l’américaine. Sans qu’elle aille pour autant se perdre dans ce qu’on appelle aujourd’hui la rubrique « people ». L’homosexualité de Visconti est toujours envisagée d’assez loin, et, dans certaines pages, on en viendrait même à se demander si ce n’est pas simplement un mythe. Ajoutons enfin que Laurence Schifano n’a pas craint de faire un solide travail d’historien, étant donné la période couverte par la vie de Visconti, l’évolution idéologique assez surprenante et quasi-hugolienne de l’aristocrate Luchino, et la fascination un peu morbide pour la décadence qui caractérise un grand nombre de ses films. Pour ne donner ici qu’un seul exemple, et un exemple a contrario, rappelons qu’il a lui-même expliqué après coup que l’échec de son adaptation del’Étranger de Camus tenait au fait que la veuve d’icelui l’avait empêché d’ajouter, ou, plus exactement, de souligner dans le film un certain nombre d’éléments qui, dans le roman, pouvaient être lus comme des annonces de la guerre d’Algérie.

Il est donc difficile d’imaginer sujet de biographie plus idéal que Visconti. Les Anglais ont une formule qui résume bien la conjonction nécessaire pour que le récit d’une vie soit intéressant : the Life and Times of… La vie d’Untel, même si ce n’est qu’un anonyme, mérite d’être explorée et étudiée quand elle se confond avec toute une période.

D’où vient alors que, nonobstant le titre de toute la première partie de l’ouvrage — « les Feux de la Passion » —, nous restons la plupart du temps de marbre face à ce qui nous est raconté ? Bien sûr, on pourra accuser l’auteur, lui reprocher d’avoir par trop atomisé son sujet et de n’avoir pas su coudre ensemble comme il convenait la vie 
de Visconti et la vie sousVisconti. Les cent premières pages ne sont pas loin de ressembler à un manuel d’histoire, dans lequel, finalement, Visconti n’a qu’une importance secondaire. Mais on pourra se demander aussi si cette froideur n’était pas celle de notre héros lui-même. On eût aimé que le titre, Visconti — Une vie exposée, ait un second sens ; qu’il soit une allusion au risque permanent que supposent le travail et l’existence d’un artiste. Il serait ridicule d’affirmer que rien de tel ne ressort de cet ouvrage, mais c’est vraiment bien peu. Que Visconti metteur en scène et réalisateur  ait été avec ses comédiens ou avec ses techniciens un tyran, peu importe. Il n’aura pas été le seul de son espèce à employer des méthodes terroristes. Mais on peut malgré tout craindre que l’obsession esthétique n’ait eu raison dans certaines de ses œuvres de l’émotion qu’elles auraient dû porter. Son dernier film, l’Innocent, d’après D’Annunzio, sur la mort (provoquée) d’un bébé, est rempli de rideaux, de tentures, de fauteuils, de costumes, de tableaux au point que le spectateur finit par étouffer, mais il eût mieux valu provoquer chez celui-ci un malaise à partir de l’histoire elle-même. La mémoire officielle est d’ailleurs injuste : on ne manque jamais de rappeler la remarque d’Hitchcock qui identifiait les acteurs à du bétail, mais on oublie que Visconti a dit exactement la même chose, d’une manière plus déplaisante encore, puisqu’on ne peut même pas y voir une boutade un peu théorique (éventualité qui n’est pas à exclure pour Hitchcock). Visconti, donc, a expliqué qu’il avait appris une grande partie de son métier de metteur en scène avant que d’être metteur en scène : il avait fait, rappelait-il, ses premiers pas dans la vie active comme propriétaire de chevaux. Et il avait continué, dans sa seconde carrière, à appliquer les mêmes principes de dressage. Encore une fois, tout cela serait acceptable si le résultat transcendait ce mépris. Mais la manière indigne dont il fait doubler en italien Romy Schneider dans son sketch de Boccace ’70 relève de la malhonnêteté intellectuelle, pour ne pas dire du j’m’en-foutisme le plus pur. Même manque d’élégance quand, faisant fi de tous les efforts qu’avait pu déployer pendant des années sa productrice française, il décida pratiquement du jour au lendemain de renoncer à tourner l’adaptation de la Recherche que tout le monde attendait et pour laquelle il avait lui-même annoncé qu’il avait obtenu le retour au cinéma de Garbo la Divine. 

Comme si elle avait senti qu’il fallait tenter d’expliquer ces lacunes affectives du personnage, Laurence Schifano a essentiellement ajouté dans cette « édition augmentée » un ultime et long chapitre intitulé « la Part de l’ombre ». Malheureusement, l’ombre reste ici très obscure et la lumière qui est faite vient surtout éclairer l’histoire de la fabrication d’un film, en l’occurrenceLudwig, qui a connu différents titres et, du fait de sa longueur, effrayante pour certains distributeurs, différentes versions. Pour le cinéphile qui s’intéresse à la cuisine de l’industrie cinématographique, ces pages sont, comme on dit en anglais, unputdownable, mais Luchino n’en demeure pas moins inaccessible. 

Nous vient ici en mémoire un hommage à Visconti lors d’une édition du Festival (aujourd’hui disparu) du cinéma italien de Nice. On avait réuni ce soir-là sur la scène de l’Acropolis divers acteurs qui avaient participé à ses films. Ils étaient censés « témoigner », mais ils n’avaient apparemment rien à dire. Helmut Berger, probablement un peu éméché, ou faisant semblant de l’être pour dissimuler son malaise, fit le clown. Jean Sorel (le sosie de Delon qui, lui, n’était pas là) déclara tranquillement que Visconti l’avait dirigé exactement de la même manière que d’autres réalisateurs l’avaient dirigé (rappelons, à titre indicatif, que la filmographie de Sorel inclut des œuvres aussi majeures que le polar de Lucio Fulci Perversion Story). Et Dirk Bogarde, qui n’était pas vraiment mort à Venise, s’en tirait par une pirouette assez lourde, justifiant son mutisme total par le fait que la langue française (on était à Nice, rappelons-le) était beaucoup trop compliquée pour lui, parce qu’elle contenait bien « trop de mots ». Bogarde, pour ceux qui l’ignoreraient, était venu en voisin, puisqu’il passa toute la dernière partie de sa vie sur la Côte d’Azur.
Un grand journal du matin a solennellement déclaré, quand notre président a récemment arraché Frédéric Mitterrand à sa Villa Medicis, que nous avions un ministre de la culture « viscontien ». Espérons que son action nous aidera au moins à mieux comprendre le sens de cet adjectif.

FAL 

Laurence Schifano, Visconti, Gallimard, "Folio", mai 2009, 9,10 euros

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Laurence Schifano n'a pas choisi au hasard le sous-titre de sa biographie de Luchino Visconti : "Une vie exposée". Exposée, cette vie l'a été en raison d'un engagement politique aux antipodes des origines aristocratiques de Visconti, son appartenance à une grande famille princière de Milan (dont il faut rappeler qu'un membre au moins a joué un rôle dans notre histoire médiévale, Valentine Visconti, épouse du fantasque Louis d'Orléans et mère du poète et duc Charles d'Orléans), et le rapprochement de Luchino avec les communistes italiens, par les hasards de l'Histoire et de l'entrée dans la clandestinité et dans une forme de Résistance au fascisme et à l'envahisseur nazi à la fin de 1943. Visconti gardera toute sa vie une certaine amitié pour Palmiro Togliatti, l'une des grandes figures du PC italien, et c'est peu de dire qu'il y a un fossé entre les  nobles racines du réalisateur et ce compagnonnage avec les communistes, et qui ira parfois jusqu'à l'obéissance un peu "aveugle", par esprit de principe et conscience d'un devoir de respect des règles établies, sorte de code d'honneur "chevaleresque", et jusqu'à l'abandon de projets qui pouvaient lui tenir à coeur parce qu'il savait que le Parti les aurait condamnés.
Visconti, c'est l'obéissance consentie, et c'est l'obéissance demandée, c'est l'effort scrupuleux en faveur d'un absolu artistique dont il semble être seul à connaître les secrets et le sens, c'est une prise de risque permanente en dehors des phénomènes de mode, c'est la mise à l'écran du Guépard de Lampedusa et de la Mort à Venise de Thomas Mann, avec un soin scrupuleux du détail, que seul un homme d'un "certain monde" peut connaître, c'est la référence faite dans la seconde moitié du XXème siècle au monde d'avant la Grande Guerre, à l'Italie de l'ordre ancien, qui existait encore lorsqu'il était enfant, et à l'univers culturel germanique d'avant le conflit de 1914 et d'avant le nazisme, le monde de Gustav Mahler et celui du Thomas Mann des Buddenbrook et des premières lignes de la Montagne magique, un roman dont Visconti aurait aimé faire une adaptation cinématographique, de même qu'il rêvait de faire une fresque en images d'À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust.
Signe d'une grande culture et signe aussi d'une nostalgie, et des souvenirs d'enfance, de l'amour pour une mère qui lui fit aimer l'art et plus particulièrement la musique.
Nous devons beaucoup à ce grand cinéaste, qui a vraiment fait de ses films des oeuvres d'art, sans jamais tomber dans la platitude ou dans l'académisme, et en prenant, contre vents et marées, tous les risques, financiers et artistiques, en un temps où ses goûts personnels auraient pu être regardés comme surannés. Une vie exposé et un pari courageux, vécus presque comme un défi, dans une activité de tous les instants, à mille à l'heure, et en grillant des milliers de cigarettes.
François Sarindar