Le piètre "Manifeste du cinéaste" qui est plutôt une autobiographie cachée de son auteur

JUGE ET PARTIE

Frédéric Sojcher, réalisateur et professeur de cinéma, propose un Manifeste du cinéaste dont l’efficacité serait sans doute plus grande s’il se présentait ouvertement comme une autobiographie.

De la première à la dernière page du Manifeste du cinéaste, l’expression star system est orthographiée star-système. Avec un accent grave et un –e. Si l’on veut bien saluer l’intention de Frédéric Sojcher, qui entend visiblement s’inscrire dans une tradition de défense et illustration de la langue française, on s’étonne qu’il ne voie pas que le néologisme qu’il propose est un remède bien pire que le mal. Star-système est un monstre hybride beaucoup plus affreux que star system ; sans compter qu’il vaut mieux de toute façon laisser cette formule « en anglais dans le texte » dans la mesure où elle renvoie à une réalité essentiellement hollywoodienne.

Certes, il n’est pas question de juger les qualités du Manifeste du cinéaste à partir d’une minuscule remarque de grammaire, mais il se trouve que le caractère bancal de ce néologisme bien plus franglais que français fait écho à l’hétérogénéité de tout l’ouvrage.

On ne comprend pas d’emblée en quoi le Manifeste du cinéaste est un manifeste. Les cent cinquante premières pages apparaissent comme une présentation générale de la machine cinématographique, privilégiant, ce qui est bien normal, le point de vue du réalisateur — du cinéaste. La démarche est grosso modo chronologique (élaboration d’un scénario, implication plus ou moins grande du réalisateur dans cette première phase, tournage proprement dit, mise en scène, grandeur et limites de la notion d’« équipe » pour la fabrication d’un film). La lecture de cette première partie est vivement conseillée à tout honnête homme qui, n’ayant jamais mis les pieds sur un plateau de cinéma, voudrait savoir ce qui s’y passe, d’autant plus qu’on insiste ici sur certains aspects qui, pour être généralement négligés, n’en sont pas moins d’une importance capitale dans la confection d’un film. Par exemple, une trop grande complicité entre un metteur en scène et son interprète principale ne risque-t-elle pas d’introduire des déséquilibres dans la narration même de l’histoire ? Certains éléments de l’Ange des maudits tournés par Fritz Lang avec la Dietrich s’éclairent dès lors qu’on connaît les rapports d’amour et de haine qui se jouaient entre eux pendant le tournage.

Les choses cependant se gâtent un peu dans cette présentation quand elle entend définir le travail du cinéaste et de ses acteurs en s’appuyant sur une méthodologie terriblement scolaire. On apprendra ainsi, répertoire à l’appui, que les indications données par le premier aux seconds peuvent être de sept ordres. Ces classifications sont toujours stériles, puisqu’on sait bien que l’œuvre d’art naît précisément au moment où elles se recoupent. Il n’y a pas, d’un côté, des indications psychologiques et, de l’autre, des indications rythmiques. Il y a la cohérence d’un personnage ou, plus largement, d’une création. Ce qu’un peintre chinois a un jour résumé en ces termes : « Si tu veux peindre un roseau, deviens d’abord ce roseau. »

La catastrophe majeure surgit dans la seconde moitié de l’ouvrage, qui entend aborder les questions idéologiques. Idéologie n’est pas un gros mot et il est évident que ceux qui entendent aujourd’hui le supprimer du lexique obéissent à des mobiles suspects. Mais l’idéologie du Manifeste du cinéaste, celle qui est censée faire de l’ouvrage précisément un « manifeste », semble avoir été dictée de bout en bout par Arlette Laguiller. Les choses sont simples. Le grand Satan du cinéma mondial se nomme Hollywood. Les films américains n’ont pas de scénario et se limitent à leurs effets spéciaux. En envahissant toutes les salles du monde, les films américains étouffent tous les cinémas nationaux. Spielberg et Lucas sont d’infâmes démons. Arrêtons là le tableau. Comment quelqu’un qui se prétend, et qui est visiblement sincèrement cinéphile, peut-il donner dans de pareils clichés ? Que Frédéric Sojcher aille donc voir Superman Returns : il sera étonné par l’ambiguïté générale de l’histoire ; il constatera le malaise de Superman (transparente métaphore des États-Unis) découvrant que le monde tourne finalement tout aussi bien sans lui, et que le Bien qu’il représente entraîne d’une certaine manière dans son sillage le Mal incarné par Lex Luthor. Que Frédéric Sojcher se souvienne de l’aspect bressonien de THX 1138, le premier film de George Lucas, ou de la manière dont celui-ci a aidé Kurosawa à financer Ran. Qu’il se dise aussi que Christophe Gans, cinéaste français (rappelons, pour ceux qui ne le sauraient pas, que c’est l’auteur du Pacte des loups), est allé tourner son premier film aux États-Unis parce qu’il n’avait trouvé personne en France — en tout cas, aucun membre de la Commission de l’Avance sur recettes — pour croire en son talent.

Cette rapidité d’analyse chez Sojcher s’explique sans doute par le fait qu’il ne se contente pas d’être un théoricien du cinéma. C’est aussi quelqu’un qui fait des films. Cette double casquette devrait être un avantage, mais elle est ici source de confusion. L’insatisfaction propre à tout artiste, la frustration « baudelairienne » sans laquelle il n’est point d’art sont ici, alors qu’elles sont de nature métaphysique, imputées à un bouc émissaire dont la bonne santé ne prouve pas pour autant la culpabilité : l’industrie cinématographique américaine. Sojcher n’a pas de mal à prouver que d’autres voix se joignent à la sienne. Celle de Bertrand Tavernier, par exemple. Mais il oublie de préciser que Tavernier, lorsqu’il était attaché de presse et avant que d’être cinéaste, défendait avec une rage magnifique les films américains dont il assurait la promotion.

Sojcher parle de temps en temps à la première personne dans son Manifeste. Son tort est qu’il ne le fait pas assez. Nous sommes persuadé que son travail aurait été beaucoup plus convaincant, moins mi-chèvre mi-chou, s’il avait entrepris d’emblée de raconter d’un bout à l’autre son expérience personnelle de la chose cinéma, comme a par exemple pu le faire le scénariste américain William Goldman dans son livre (malheureusement inédit en France) Adventures in the Screen Trade.

FAL


Frédéric Sojcher, Manifeste du cinéaste, préface de Michael Lonsdale, Le Rocher, mai 2006, 280 pages, 19 € 

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