"Jodorowsky’s Dune", Alejandro le Conquérant

Il y a quarante ans, le réalisateur franco-chilien Alejandro Jodorowsky voulut porter à l’écran le roman de Frank Herbert Dune. En vain. Il était, comme on dit, en avance sur son temps. Mais le documentaire de Frank Pavich intitulé Jodorowsky’s Dune montre que ce film mort-né est d’une certaine manière toujours vivant.


Lorsqu’il découvre en 1979 sur l’affiche d’Alien les noms de Dan O’Bannon, Jean « Mœbius » Giraud et Hans R. Giger, le cinéaste Alejandro Jodorowsky ne peut s’empêcher de s’écrier : « Mais c’est la trahison totale ! » Le générique du film de Ridley Scott ressemble en effet étrangement à celui de Dune, le film que lui, Jodo, aurait voulu tourner, sur lequel il a planché de longs mois, et qui n’a finalement jamais vu le jour. Il a beau ajouter en souriant que tout cela n’est pas grave puisque son film existe « dans une autre dimension » — amateur d’ésotérisme, il croit aux mondes parallèles —, on sent bien que cette symphonie inachevée lui laissera longtemps un goût amer.


Au début des années soixante-dix, c’est d’abord le producteur Arthur P. Jacobs qui songe à adapter à l’écran l’épais roman de Frank Herbert paru en 1965. Dune n’est pas encore une franchise et n’a pas donné lieu à de nombreuses suites, dont certaines cautionnées et coécrites par le propre fils de Frank Herbert — Jodorowsky a raillé un jour ce merchandising éditorial en déclarant qu’il n’attendait plus que les Schtroumpfs de Dune —, mais le titre compte déjà alors parmi les classiques de la littérature de science-fiction ou, plus exactement, du space opera. Jacobs est l’homme qui a produit la première adaptation du roman de Pierre Boulle la Planète des singes, celle qui, aujourd’hui encore, reste le meilleur volet de toute la série qu’elle a engendrée : Dune est entre de bonnes mains. Mais Jacobs meurt avant d’avoir pu concrétiser son projet. Jodorowsky reprend l’affaire. Lors d’un festival, il rencontre Herbert et sympathise avec lui en lui révélant quelques secrets du tarot — car Jodo est, entre autres, un maître de tarologie reconnu. Les rapports entre les deux hommes allaient demeurer cordiaux jusqu’au bout, même si, le jour où il découvrit l’épaisseur du scénario produit par Jodorowsky à partir de son roman, Herbert ne manqua pas d’être surpris : « Il y avait là de quoi faire un film de douze heures ! »


Jodorowsky a pour allié le producteur français Michel Seydoux. Sont enrôlés les peintres, dessinateurs et scénariste précédemment nommés, auxquels il convient d’ajouter Chris Foss, et surtout, pour la distribution, un certain nombre de célébrités parfois inattendues : Orson Welles, Mick Jagger, Salvador Dali (et, pour faire bonne mesure, la muse officielle de celui-ci, Amanda Lear). Toute cette mise en route représente déjà un gros investissement : deux millions de dollars (dans les années soixante-dix, c’est beaucoup). Il faut, bien sûr, pour boucler l’affaire, la participation d’un grand studio hollywoodien. Mais c’est là que le bât blesse : malgré son charme, malgré son enthousiasme communicatif, Jodo suscite la méfiance des financiers. Certes, il a à son palmarès deux succès internationaux, la Montagne sacrée et le western métaphysico-spaghetti El Topo, mais ces œuvres doivent surtout leur réputation à leur caractère inclassable et l’excentricité n’a pas vraiment sa place dans la mécanique hollywoodienne.


Et le combat cessa faute de combattants.


C’est cette histoire que raconte le jeune cinéaste américain Frank Pavich à travers un documentaire en bonne et due forme de quatre-vingt-dix minutes. Sceptique au départ sur le projet, Jodorowsky a fini par se laisser interviewer longuement, en français et in English. Michel Seydoux apporte lui aussi son témoignage. Évidemment, quarante ans plus tard, certaines figures essentielles ne sont plus là et des pierres manquent à cet édifice, mais restent des épouses, des collaborateurs, des documents et tout cela donne donc Jodorowsky’s Dune. Pour être franc, ce documentaire était déjà disponible depuis un certain temps sous la forme d’un dvd américain — et, accessoirement, on pouvait le trouver assez facilement sur Internet —, mais sa sortie en salles en France aujourd’hui est une excellente nouvelle, car, si Jodo ne filma jamais la moindre séquence de son Dune, les très nombreux croquis et dessins qu’il avait rassemblés lors de son travail préparatoire gagnent à être vus sur un grand écran.


On distingue traditionnellement deux types d’artistes : ceux qui produisent une œuvre marquante et détachée de toutes les autres, et ceux qui produisent une œuvre moins marquante par elle-même au départ, mais qui n’en a pas moins une « descendance » à travers les œuvres de nombreux autres artistes. Jodorowsky, avec son Dune, a instauré une nouvelle catégorie : the film that never was, mais dont on ne cesse de repérer des traces dans d’innombrables films. On a déjà dit à quel point l’équipe technique de l’Alien de Ridley Scott ressemblait à celle dont avait rêvé Jodo. Mais il n’est pas interdit de penser que certains aspects de la Guerre des étoiles ont pu être influencés par certains dessins de l’énorme book de promotion de Dune qui avait longtemps traîné dans les bureaux hollywoodiens. Et, comme le dit dans une interview le réalisateur Frank Pavich, ce scénario de douze heures qui pouvait apparaître au départ à Frank Herbert comme une aberration, était-il au fond plus déraisonnable que les scénarios mis bout à bout des sept épisodes de Star Wars ?


On sait que Dune fut finalement porté à l’écran par David Lynch quelques années plus tard, sous l’égide du célèbre producteur italien Dino De Laurentiis. Jodorowsky raconte son angoisse le jour où, prenant son courage à deux mains, il se résolut à aller découvrir ce Dune qui n’était pas le sien. Son angoisse et sa joie : « C’était une merde ! » On n’est évidemment pas obligé de partager cette opinion tranchée, même si l’adaptation de Lynch est parfois un peu ennuyeuse (elle fut d’ailleurs suivie quelques années plus tard par une autre adaptation plus longue, produite pour la télévision). Mais une chose est sûre : le documentaire de Frank Pavich Jodorowsky’s Dune, qui a d’ailleurs récolté de multiples prix dans divers festivals, est plus passionnant que de nombreux blockbusters contemporains.


FAL


P.S. — Il ne serait pas mauvais qu’un distributeur français se penche maintenant sur Lost Soul, un documentaire réalisé par David Gregory et qui raconte, un peu de la même manière, comment le réalisateur Richard Stanley (descendant de l’illustre explorateur) ne parvint pas à tourner sa version du roman de Wells l’Ile du Docteur Moreau. Son tempérament se révéla trop fantasque au goût des producteurs, qui le remercièrent assez tristement au bout de quelques jours de tournage. La relève fut assurée par le vieux routier John Frankenheimer, capable de tenir tête à un excentrique plus excentrique encore : c’est Marlon Brando qui interprétait le rôle du Docteur…


Jodorowsky’s Dune

Un film réalisé par Frank Pavich

Avec Alejandro Jodorowsky, Brontis Jodorowsky, Michel Seydoux, Amanda Lear


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