Cassavetes ou la Marque John

Publication chez WildSide d’un coffret réunissant Un Enfant attend et Love Streams, deux films réalisés par John Cassavetes à vingt ans d’intervalle et qui embrassent toute sa carrière de réalisateur indépendant. Entretien avec Doug Headline, auteur du livre sur Cassavetes inclus dans ce coffret.


Au début des années quatre-vingt, Menahem Golan et Yoram Globus, patrons de la société de production israélo-américaine Cannon, se mirent en tête de transformer celle-ci en une institution respectable. Mémé et Yoyo — puisque tel était le surnom dont certains confrères les avaient affectueusement affublés — n’avaient jusque-là produit que des séries B destinées aux amateurs d’arts martiaux ou aux ados ; ils voulurent passer à autre chose. N’ayant pas les épaules assez larges pour aller chasser directement sur les terres des major companies, ils imaginèrent dans un premier temps d’attirer dans leurs filets des auteurs reconnus, mais dont certains projets, du fait de leur audace ou de leur étrangeté, n’avaient pu se concrétiser. C’est ainsi qu’ils signèrent sur une nappe de restaurant cannois le contrat qui permit à Godard de tourner un Roi Lear, qui demeure aujourd’hui encore très confidentiel, mais qui n’en est pas moins mythique, et, sur une autre nappe de restaurant, le contrat qui permit à John Cassavetes de réaliser Love Streams.


Menahem Golan, responsable des choix artistiques de Cannon (son cousin Yoram Globus lisait les livres de comptes plutôt que les scénarios) savait bien qu’il serait vain de prétendre tenir en laisse des chiens fous. Il déclara ainsi à un journaliste, juste avant le début du tournage de Love Streams : « Je vais produire un film de John Cassavetes. Une fois admis ce simple fait, je suis obligé de donner à John Cassavetes une liberté totale pour faire son film. » Toutefois, si Cassavetes n’avait pas attendu Cannon pour n’en faire qu’à sa tête, il allait être avec Love Streams plus indépendant que jamais. Découvrant au cours du tournage qu’il avait une cirrhose du foie qui condamnait peut-être ce film à être son dernier, il en remania sensiblement le scénario en cours de route pour le transformer en une espèce de testament.


Le thème du temps qui passe était sans doute déjà là dès le départ, et, comme d’habitude chez Cassavetes, chaque plan dure dix secondes de plus qu’il ne durerait chez un réalisateur « ordinaire », mais l’affaire tourne ici à l’obsession. Préparant un ouvrage sur la condition féminine, l’écrivain interprété dans Love Streams par Cassavetes lui-même — Jon Voight lui avait fait faux bond — ne cesse de demander aux jeunes filles qu’il rencontre : « What’s for you a good time ? »


Amateurs de films d’action et de blockbusters, passez votre chemin. Cassavetes, qui, comme acteur, ne dédaignait pas (pour faire bouillir sa marmite ?) de participer à de tels produits — parfois même made in Italy —, s’applique, en tant que réalisateur, à ne respecter aucun code de ces genres populaires. Love Streams ne raconte pas à proprement parler une histoire. C’est plutôt une suite de moments, parfois disparates en apparence. Et si histoire il y a, c’est en fait deux histoires, en tout cas pendant la première heure. Suivant une (anti-)construction qui, à maints égards, s’apparente à celle du Crimes et délits de Woody Allen, Cassavetes impose au spectateur deux fils narratifs dont on se demande s’ils se rencontreront jamais. Seul lien entre les deux, une sorte d’antisymétrie : d’un côté, une femme dépressive à qui la justice veut retirer la garde de son enfant ; de l’autre, un homme (Cassavetes) à qui son ex-épouse confie pour quarante-huit heures la charge d’un fils dont il s’est dès le départ totalement désintéressé. On l’aura compris, l’autre thème majeur traité dans Love Streams à travers ces décompositions familiales est celui de la solitude, mais passage du temps et solitude, est-ce bien différent ?


Étant donné ce qu’on vient de dire, et compte tenu du fait que la femme dépressive dépossédée de son enfant est interprétée par Gena Rowlands, autrement dit par la propre femme de Cassavetes, il est bien difficile, nonobstant certains principes sacrés de la critique française, de tracer ici une frontière bien nette entre l’homme et l’œuvre. Dans le livre Love Streams : l’amour et le vertige qui accompagne le Blu-ray et le dvd du film dans le coffret que vient de publier WildSide, Doug Headline, cassavétien de la première heure, retrace de façon claire à la fois l’histoire du film proprement dit et celle de toute la carrière de Cassavetes (le coffret inclut aussi Un Enfant attend, son deuxième et dernier film « de studio », celui-là même qui lui donna le goût de l’indépendance, puisqu’il avait été drastiquement revu et corrigé par son producteur, Stanley Kramer).


Doug Headline est connu pour avoir défendu, dans des revues comme Métal Hurlant ou Starfix (dont il fut le premier rédacteur en chef), un certain cinéma musclé et mainstream. Il a bien voulu nous dire pourquoi il est attiré aussi, et depuis son plus jeune âge, par ces OVNI cinématographiques que sont les films de Cassavetes.



Vous êtes l’auteur de l’ouvrage l’Amour et le vertige qui accompagne le coffret Blu-ray/dvd Love Streams & Un Enfant attend. Mais vous étiez déjà coréalisateur d’un documentaire sur Cassavetes, Anything for John, bonus du film Husbands, paru il y a trois ans (chez le même éditeur, WildSide).


Doug Headline <> La version initiale de ce documentaire date de 1993. C’était une production Canal + réalisée à l’occasion de la nuit John Cassavetes, qui fut la première « Nuit Cinéma » de l’histoire de la chaîne. Elle accompagnait alors la diffusion de Faces et d’Opening Night.

Mon vieil ami Dominique Cazenave et moi-même avions mis en route ce projet au printemps 93, après avoir vainement essayé pendant un an ou deux de convaincre Alain de Greef, le directeur des programmes, que Cassavetes était un cinéaste important et trop négligé en France. Alain le trouvait un peu trop élitiste pour la chaîne. Puis Depardieu et Jean-Louis Livi ont acquis les droits de distribution pour la France des cinq films de Cassavetes détenus par Gena Rowlands et Faces Films. Canal + a acheté à Depardieu et Livi les droits TV de ces films. Cela nous a permis de convaincre Alain : Cassavetes n’était plus si élitiste que ça, puisque Canal allait diffuser ses films ! Et nous lui avons vendu l’idée qu’une soirée spéciale soutiendrait la diffusion de ces œuvres « difficiles » et encouragerait la presse à en parler, et les téléspectateurs à s’y intéresser. La soirée était présentée par Depardieu, ce qui ajoutait au côté « grand public » de l’opération. Alain nous a fait confiance et il a eu raison, puisque la soirée a été un très gros succès de presse et d’audience pour Canal +. Mais sans la diffusion de ces cinq films, ce documentaire n’aurait jamais vu le jour. En ce temps-là, John Cassavetes ne bénéficiait pas encore de la reconnaissance unanime qu’il a acquise depuis.


Le scénariste et réalisateur John Sayles a raconté qu’en voyant un film de Cassavetes, il s’était dit : « It’s about life ! » Est-ce cet aspect qui vous a fait vous intéresser vous-même à Cassavetes ?


J’ai découvert Cassavetes avec Husbands, alors que je devais avoir dix ou onze ans. Sans doute n’ai-je pas à ce moment-là compris grand-chose aux subtilités de ce film. Mais quel choc ! J’avais été frappé par sa force inouïe. Expérience à la fois fascinante, enthousiasmante et pénible. Il y avait là-dedans une humanité si poignante, si réelle, qu’on oubliait totalement que c’était une fiction et que ces trois types, là, sous nos yeux, étaient en fait des comédiens. Gamin, j’adorais Cassavetes à cause des Douze Salopards et des Tueurs de Don Siegel, où il joue les rebelles. Je trouvais qu’il avait une classe folle. Il est grec, je suis moi-même à moitié grec ; alors je m’identifiais à lui. La stupeur et l’admiration que j’avais éprouvées en le voyant jouer dans Husbands, ce film invraisemblable qu’il avait aussi réalisé, n’ont fait que croître et embellir quand, par exemple, je l’ai vu à la fois interpréter le tireur d’élite d’Un Tueur dans la foule et réaliser le Bookmaker chinois. Ce type constituait à mes yeux un cas unique : c’était un acteur au charisme total qui jouait dans des films de genre comme je les aimais et en même temps, c’était l’exemple de cinéaste indépendant le plus frappant qui existait alors en Amérique.


Votre vision des films de Cassavetes est-elle la même aujourd’hui qu’il y a vingt ans ?


Oui, ils sont toujours aussi formidables. Ce sont des blocs d’humanité. Et puis tous les acteurs que Cassavetes emploie sont vraiment épatants. On a beaucoup essayé de reproduire son style de mise en scène, de filmage et de direction d’acteurs depuis, mais lorsque des cinéastes ont poussé les acteurs à exacerber leurs émotions, ils ont en réalité essayé de faire du Pialat. Or Pialat faisait tout autre chose que Cassavetes. Ces tentatives pour copier son style sont vouées à l’échec. Elles ne sauraient retrouver cette extraordinaire vitalité, cette inimitable générosité qui sont « la marque de Cassavetes ».


Quelle est la place respective de Love Streams et d’Un Enfant attend dans la filmographie de Cassavetes ? Leur association était-elle une évidence ?


Il s’agit d’un hasard dû à la nouvelle disponibilité de ces deux films, mais le hasard fait bien les choses. Un Enfant attend est un film du début de la carrière de réalisateur de Cassavetes. Il le tourne en 1962, quatre ans après l’aventure indépendante de Shadows. C’est son deuxième film de studio, après l’expérience difficile et insatisfaisante de Too Late Blues (la Ballade des Sans-Espoir) l’année précédente. Ce sera le dernier. A cette époque, Cassavetes pense encore qu’il peut travailler à sa façon dans le confort du système des studios. Sa confrontation violente avec Stanley Kramer, son producteur, qui va le déposséder d’Un Enfant attend, lui révèle le contraire. Par la suite, il n’essaiera plus jamais de tourner pour un grand studio. Ce film est donc l’élément décisif qui a façonné la vie de Cassavetes en tant que cinéaste indépendant à Hollywood.

Quant à Love Streams, c’est son dernier film personnel et l’un de ses chefs-d’œuvre. (On peut laisser de côté Big Trouble, dont il reprend la mise en scène au pied levé trois ans plus tard à la demande de Peter Falk : ce n’est qu’un remplacement technique qui ne ressemble que par instants à un film de Cassavetes.) Tous ses thèmes de prédilection sont là : la force de l’amour et la difficulté d’aimer, la déchirure du couple, le rapport à l’enfance, la solitude. Au début du tournage, il apprend qu’il est gravement malade et va peut-être bientôt mourir. Il va donc tourner ce film avec un terrible sentiment d’urgence et y appliquer une énergie démentielle, en faisant appel à toutes ses stratégies de mise en scène. Parmi les films dont il partage l’affiche avec Gena Rowlands, c’est aussi celui où tous deux, en assurant les rôles principaux, apparaissent comme le plus fusionnels. Certaines scènes sont bouleversantes par leur retenue dans l’émotion ; d’autres, au contraire, inoubliables par leur exubérance, leur extravagance. Love Streams est un grand film.


La rédaction du livre vous a-t-elle fait découvrir des choses nouvelles sur Cassavetes ?


D’abord, un fait qui, je crois, n’avait jamais été mis en lumière précédemment : l’influence très importante qu’a pu avoir sur lui, qu’il s’agisse de son sujet ou de sa fabrication, le film l’Homme qui tua la peur (1956), dans lequel, tout jeune acteur, il avait joué, aux côtés de Sidney Poitier, sous la direction de Martin Ritt. L’approche humaniste de Ritt, les thèmes du racisme, de la difficulté à s’intégrer, de la force de la famille et de la collectivité par opposition à la faiblesse de l’homme seul, de la mixité sociale et raciale, au fond tout un point de vue sur la société américaine — tous ces éléments sont déjà présents. On les retrouvera par la suite dans toute l’œuvre de Cassavetes. A bien des égards, l’Homme qui tua la peur porte déjà les germes de Shadows et de ce qui allait être le cinéma de Cassavetes.

Ensuite, j’ai redécouvert encore une fois Love Streams, qui m’avait laissé l’image d’un film sombre, pessimiste, déchirant. C’est une œuvre beaucoup plus lumineuse, d’où se dégage une sorte de désespoir joyeux.


Cassavetes était-il foncièrement drôle ou triste ? Dans les photos qui illustrent votre ouvrage, on est frappé par la manière dont il change de visage, ou tout au moins d’expression.


Très sérieux, et très drôle. Je crois qu’il adorait rire, mais qu’il était très conscient des difficultés de la vie. Peter Falk a dit : « For a serious man, he was very funny. » Cassavetes est comme ces masques doubles de la comédie et de la tragédie grecques : il ne saurait porter l’un sans l’autre, car il voit les deux visages indissociables de l’existence. En cela, c’est le digne héritier de la culture athénienne, d’Aristophane, de Sophocle et de Platon.


Michael Ventura, historien du cinéma, a déclaré à propos de Cassavetes : « John had an enormous ego, but no vanity. » 


John Cassavetes avait une personnalité complexe, je crois. Il était très sûr de lui, de ses propres forces ; il se sentait capable de déplacer des montagnes et, du reste, il le fit souvent. Mais en même temps, il voyait aussi très bien la part de fragilité au cœur de tout être humain et de lui-même. C’était un grand manipulateur, mais en même temps il adorait ceux qui travaillaient à ses côtés. C’était un meneur né, mais il restait constamment humble, toujours prêt à se tourner lui-même en dérision, prêt à se plier en quatre pour aider les autres. Il ne se plaçait jamais au-dessus d’eux, même s’il s’agissait d’un clochard, d’un balayeur ou d’un machiniste, alors que ça lui aurait été facile. Il y a cette fameuse anecdote qui nous le montre réparant lui-même, à deux heures du matin, clé anglaise à la main, les toilettes d’un théâtre où il montait une pièce. Leçon d’humanité…


Propos recueillis par FAL


Love Streams (B-r et dvd) & Un Enfant attend (dvd)

Deux films de John Cassavetes, 1984 & 1963 (plus d’une heure de documentaires et de bonus).

Love Streams : l’amour et le vertige, livre par Doug Headline (avec de très nombreuses illustrations).

WildSide, 2016.

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