Picasso figuratif au musée d’Orsay

Quand Orsay était encore une gare, un jeune espagnol y descendit de son train en provenance de Barcelone. Nous sommes en 1900, et personne sur le quai ne sait qu’il va révolutionner la peinture de son siècle. Il a tout juste dix-neuf printemps, et il vient modestement présenter une toile parmi le collectif de l’Exposition universelle… Un simple voyage qui va s’éterniser six ans, avec la découverte de l’avant-garde parisienne – autant dire, à l’époque, mondiale – et des artistes qui vont le marquer : Manet, Degas, Toulouse-Lautrec.
Le jeune Picasso portera aussi son intérêt vers la littérature, et plus particulièrement la poésie, dont il restera le fidèle ami à travers Apollinaire et Max Jacob – qui, dès 1902, lui prédit un destin hors du commun.

Exposition essentielle dans l’histoire de l’art, cette présentation d’un Picasso souvent oublié montre combien son action fut essentielle à l’art, car lui seul pouvait ainsi refermer le couvercle du symbolisme en procédant par étape, chacune définitive, éloignant toute mythologie au mouvement pour ne garder que l’humain au centre du tableau, donc du monde, le dépouillant de plus en plus pour le montrer tel qu’en lui-même, dans sa force et sa formidable fragilité.
Crucial testament de ce que Picasso doit au monde moderne, ces périodes bleue et rose – 1900-1906 – présentent tout le devenir qui est déjà en marche, des monochromes bleus qui ne disent pas encore leur dessein aux saltimbanques rosés qui marchent de concert avec les variations ocres pour laisser deviner le grand chambardement à venir.
 

Une exposition à ne vraiment pas rater car son concept même est mission impossible : en effet, les premières œuvres de Picasso rencontrèrent très rapidement l’adhésion du public, si bien que la plupart des tableaux sont aux mains de collectionneurs privés dispersés dans le monde entier, et que les prix des rares tableaux vendus dernièrement – cent millions en 2004 et cent quinze en mai 2018 – rendent leur prêt pour le moins… compliqué.
Il y aura donc un avant et un après, et il est à parier que vous n'avez jamais vu les neuf dixième des tableaux présentés – et que vous ne les reverrez jamais plus (comme ce fut le cas pour l'exposition Vuitton sur l'art moderne et la collection Chtchoukine). Ce n'est donc pas encore une expo Picasso mais bien l'Expo Picasso à voir pour cerner, enfin, l'ensemble de ce que cet artiste a produit, inventé, offert à l'histoire de l'art.

Exposition révélatrice, aussi, de l’immense talent de dessinateur de Picasso, des petits portraits de ses amis aux dessins préparatoires sans oublier la légèreté, pour ne pas dire la grâce, avec laquelle il gravait ; une corde à son arc que la dernière exposition de Martigny – juin 2016 –  nous avait déjà (dé)montrée mais qui a toujours tendance à se faire oublier, or l’œuvre gravée est conséquente, et ne doit être occultée.
Passage coquin dans un registre érotique, on n'en est pas encore à la série avec le Minotaure mais l'artiste aime les femmes, l'amour libre et se laisse aller à croquer certains fantasmes ou images qu'il détourne, comme ce Maquereau désopilant, au lavis et crayon de couleur.
Des eaux-fortes, quelques sculptures et beaucoup de tableaux aux couleurs chatoyantes, aux pulsions revigorantes, aux pastels décalés, autant d'univers que d'une salle l'autre l'on aborde avec l'insouciance d'un étudiant de province découvrant son premier musée, voilà la force extraordinaire de Picasso : on croit tout connaître, avoir tout vu, être presque blasé et l'on reçoit une formidable gifle, courant d'air coloré et virulent qui recompose toutes nos certitudes pour rejoindre la phrase de Jean Gabin, Je sais, je sais qu'on ne sait jamais...
Dernière salle, on regrette d’être déjà un pied dehors, mais la dernière estocade est imposante, on est empêché de sortir par une étude bleue et Deux nus, tableau rose qui, déjà, annonce la bascule, les personnages deviennent difformes, les cuisses s’épaississent, les seins se transforment en pyramide : les deux nus de 1906 regardent déjà vers Les Demoiselles d’Avignon

Un remarquable catalogue accompagne ce moment d’histoire, textes des conservateurs des musées Picasso & Orsay, plus un fort intéressant entretien avec John Richardson – ami de Douglas Cooper qui photographia Picasso en plein travail, à Cannes – le plus lucide biographe du maître catalan. Le tout servi par une maquette originale et de qualité, sans oublier le magnifique rendu des reproductions, sur papier mat, qui leur redonne toute la splendeur muséale.

François Xavier

Claire Bernardi, Raphaël Bouvier, Laurent Le Bon, Stéphanie Molins, Emilia Philippot, Picasso – Bleu et rose, 300 illustrations couleur, 216 x 288, broché, couverture cartonnée, Musée d’Orsay / Hazan, octobre 2018, 408 p. -, 45 €

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