Jean Cocteau, ou la quadrature des Six

On connaît la comptine rendue célèbre par Agatha Christie : Six petits nègres jouèrent avec une ruche. Une abeille piqua l’un d’eux, il n’en resta plus que cinq. Pareille mésaventure arriva au Groupe des Six, un an et demi après leur sacre dans les colonnes de Comœdia, en 1920, sous la plume d’Henri Collet. Ne souffrant plus de voir moquer Ravel, son maître, dans l’éphémère revue du groupe, et lassé de jouer les saltimbanques, Louis Durey fausse compagnie aux Mariés de la tour Eiffel, ballet farfelu dont il aurait dû signer l’un des tableaux, tout comme ses camarades Francis Poulenc, Darius Milhaud, Arthur Honegger, Germaine Tailleferre et Georges Auric. Bien lui en prend : cette pochade sans queue ni tête, sifflée par les dadaïstes, ne fait même pas scandale. 

Maître d’œuvre et "chef d’orchestre" de ce fiasco, Jean Cocteau, reine de la ruche, a perdu son pari. En juin 1921, qui pense encore que l’avant-garde consiste à faire des pieds-de-nez au symbolisme, au wagnérisme (la France a gagné la guerre) ou à l’impressionnisme (Debussy est mort en 1918) ? À rabâcher le goût du mauvais goût (Adorno) ? À chercher noise à Ravel et Stravinsky, sous prétexte qu’ils font trop d’ombre ? Si encore on leur avait tenu la dragée haute, comme dans le Parade du père Satie qui, en 1917 avait donné le ton – bruyant – de l’Esprit nouveau. Avec Cocteau, déjà lui, en bateleur d’estrade. Mais Les Mariés de la tour Eiffel sont et seront "toujours de la merde, hormis l’Ouverture d’Auric", dira Poulenc en 1923. 

Comment, en aussi peu d’années qu’il en faut pour qu’enfance se passe, ceux que Jean-Aubry, dès février 1918, avait présentés dans le Musical Times comme la relève des compositeurs français, tous nés dans les années 1890, ont-ils comblé et trahi les promesses d’une esthétique purement cocardière – pour ne pas dire parigote – forgée pour eux par un cornac désinvolte ? Bonne question, posée par Pierre Brévignon dans ce livre plein d’allant. 

Premier élément de réponse : les Six n’avaient pas attendu Cocteau, quoiqu’ils aient souscrit au manifeste jeuniste et circassien du Coq et l’Arlequin (1919), pour poser leur esthétique. Cocteau fit mieux et plus malin : il la déposa.
Je tenais le pouls de la muse, dira ce Dr Knock, prophète d’une musique sans pédale ni vibrato, à l’emporte-pièce, par opposition à la musique à l’estompe qui s’écoute la tête entre les mains. Le bleu-blanc-rouge contre la demi-teinte et le clair-obscur. Accordons-lui d’avoir mis le pied dans la porte de la Comédie des Champs-Élysées pour y faire entrer la bonne humeur, la fanfare et les rythmes populaires lors de la soirée mémorable du Bœuf sur le toit, en février 1920. Un spectacle d’art moderne français, ultramoderne et très jeune, presque à l’endroit même où, sept ans plus tôt, le Sacre du printemps avait administré au jeune dandy la gifle de sa vie. Tout à l’ivresse de ce succès, il en oublie presque de préciser le nom du compositeur : Darius Milhaud, secrétaire de l’ambassadeur Paul Claudel, retour de deux années au Brésil. 

Car la samba, le tango, la salsa, le ragtime et l’art nègre n’ont pas compté pour rien dans l’éclosion de ceux qui furent d’abord les Nouveaux Jeunes, sous le patronage mi-goguenard, mi-vétilleux d’Erik Satie. Cocteau avait ardemment désiré faire figure d’iconoclaste ; mais deux ans après la guerre, ce sont de sauvages et d’ignorants qu’un Suarès qualifie ses protégés, tandis que les concerts métèques de Jean Wiéner – le septième des Six – sont ainsi dénoncés dans le Courrier musical. Il est vrai que Milhaud est un juif du Comtat Venaissin et s’en fait gloire. Ce n’est pas non plus Cocteau qui avait soufflé à Poulenc, en 1917, l’incantation loufoque de sa Rapsodie nègre : 

Honoloulou, poti lama ! 
Honoloulou, Honoloulou ! 
Kati moko, mosi bolou, 
Ratakou sira, polama !

C’était là, plus ou moins, le langage tenu par Tzara, l’année précédente, dans La Première Aventure céleste de M. Antipyrine. Et c’est bien lors de cette soirée dada au Vieux-Colombier, le 11 décembre 1917, qu’était vraiment né le style Six : clair, net, facétieux, naïf, économe, dépouillé – de tout décorum, mais aussi de ce tape-à-l’œil publicitaire qui finira par gâter la fraîcheur sur-réaliste des premières productions des Six, lorsqu’ils n’étaient encore que les étoiles distinctes d’une unité variée (Poulenc). 
Si la Rapsodie nègre reste déconcertante à un siècle de distance, ce n’est pas en raison du côté farce dont Cocteau voulut faire l’ingrédient d’un art poétique de France, mais à cause de la tendresse lunaire qui n’appartenait qu’à Poulenc. En un mot, le Groupe des Six ressemble à ces constellations que l’on croit reconnaître, quoiqu’elles ne figurent sur aucune carte du ciel. Un dahu musical, une sorte de chimère qui fit écran momentané, mais non barrage, à la montée du dodécaphonisme et du néoclassicisme auxquels ses membres ne seront ni sourds ni aveugles. 

Il était donc logique, Cocteau ayant fait leur fortune malgré eux, qu’il soit aussi le principal agent de leur dissolution. Ils avaient été sept, voire huit ou neuf en comptant Roland-Manuel et la pianiste Marcelle Meyer, au centre du tableau de Jacques-Émile Blanche (en couverture). Après le départ de Louis Durey, ils ne sont plus que cinq, qui peinent à comprendre ce qu’ils sont allés faire dans la galère des Mariés. Pour Émile Vuillermoz, le critique du Temps, « ces cinq ont du talent comme… quatre ». C’est encore trop pour Satie, qui l’affirme tout de go : Les Six sont Auric, Milhaud et Poulenc.
Ce que confirme l’index où ces trois noms, avec ceux de Satie et Cocteau, sont les mieux achalandés. Quant à Henri Collet, qui les avait baptisés, il s’en repent deux ans plus tard : six moins cinq égale un, Arthur Honegger. Choix révélateur : si ce dernier s’est prêté de bonne grâce aux pitreries des Six, cette gymnastique de la forme brève n’a jamais été qu’un dégourdissement en marge d’une œuvre plus complexe et de grande ampleur (boche-suisse, dira Poulenc). Pour lui comme pour Milhaud, le costume de saltimbanque mondain taillé par Cocteau était devenu trop étroit, voire compromettant. Jamais ils n’avaient pris leurs Caramel mouMachines agricoles et autres Pièces d’ameublement très au sérieux. Cocteau, si. 

D’où l’implacable conclusion de Pierre Brévignon, sévère pour la mouche du coche qui se fit Pygmalion : L’ambition du groupe était avant tout celle d’un artiste intranquille, infatigable promoteur de lui-même, qui s’est hissé sur les épaules de “ses” musiciens pour se faire une place dans un univers qui le fascinait d’autant plus qu’à défaut d’en avoir appris la grammaire, il en maîtrisait les codes. […] Tout bien considéré, si échec il y eut, c’est avant tout celui de Cocteau. Jean Roy, dans la petite monographie qu’il avait consacrée aux Six dans la regrettée collection Solfèges  voici plus d’un quart de siècle, était parvenu à la même conclusion, de façon moins argumentée. 

À cette rigueur, Pierre Brévignon ajoute les qualités mêmes de son sujet : concision, malice, sens de la formule. Oui, Cocteau fut bien plutôt l’organisateur de ce qu’il feignait de prendre pour des mystères. Oui, le mot fameux de Diaghilev : Étonne-moi, Jean ! était l’équivalent d’un Fiche-moi la paix ! (mais la primeur de cette interprétation revient à Pierre Bergé qui, dans son splendide Album Cocteau (Pléiade, 2006), parlait déjà d’un conseil en forme de désaveu).
Oui, Francis Poulenc est avec Ravel le compositeur français le plus joué au monde, n’en déplaise au bégueule Pierre Boulez. Oui, enfin, cette Histoire des années folles est le meilleur livre qui ait été consacré à l’un des épisodes les plus réjouissants, quoique éphémère, de la modernité musicale. Ainsi qu’un portrait sur-mesure de Jean Cocteau en fumiste de génie. Si tout ce qui brille n’est pas or, feignons de préférer le toc. 
 

Olivier Philipponnat


Pierre Brévignon, Le Groupe des Six. Une histoire des années folles, Actes Sud, septembre 2020, 256 p.-, 20 €

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