Chroniques en deux volumes de François Mauriac

UN ADOLESCENT D’AUJOURD’HUI

On a beaucoup parlé ces derniers temps de l'homosexualité de Mauriac. Homo peut-être, mais il était surtout et avant tout sapiens.
Le khâgneux que j’étais au début des années soixante-dix était fortement déconcerté par l’enseignement de l’un de ses professeurs de philosophie. Certes, la compétence de celui-ci n’était pas en cause, puisqu’il était aussi incompréhensible, beaucoup plus même, que tous les autres philosophes que j’avais rencontrés ou que j’allais rencontrer pendant ma longue scolarité. Mais ce qui m’étonnait, c’était sa manière de parler. À chaque cours, deux heures durant, il rugissait. Sans doute entendait-il nous persuader ainsi de la vertu de son logos, mais cette mise en scène s’apparentait à du terrorisme ; il n’était pas question que l’auditoire, pour quelque raison que ce fût, pût interrompre le maître.
    
Pourquoi, alors, hurla-t-il un jour encore plus fort que d’habitude ? Peut-être parce que, même si personne n’avait bronché, il sentait bien que la référence qu’il venait de citer ne serait guère prise au sérieux : il venait de prononcer le nom de Mauriac et, évidemment, un tel écrivain n’était pas de saison. 68 était encore tout frais dans les mémoires : ce vieillard au visage triste et à la voix chevrotante ne faisait pas partie du panthéon des « auteurs khâgneux », même si nous savions bien qu’il tenait un « Bloc-notes » dans le Figaro. En tout état de cause, pour beaucoup, le professeur Sartre vendant la Cause du peuple dans la rue avec son blouson de cuir avait une autre allure que ce gaulliste d’un autre âge.
    
Près de quarante ans se sont écoulés depuis ce rugissement mémorable, quarante ans au cours desquels il m’est arrivé de lire ici et là un peu de Mauriac, par exemple son bref et passionnant essai sur le métier d’écrivain intitulé Le Romancier et ses personnages, mais il aura fallu qu’arrive cette année 2009 pour que je comprenne enfin pourquoi notre chevalier philosophe avait eu, pour une fois, raison de hurler ce jour-là.
    
On a beaucoup parlé de Mauriac ces derniers mois, à l’occasion de la parution d’une épaisse biographie, dont seul le premier volume est sorti. Mais nous voudrions évoquer ici deux ouvrages composés de différents articles de Mauriac lui-même, et dont la lecture devrait susciter chez tout lecteur normalement constitué un sentiment de jubilation. Le premier, publié chez Bartillat et intitulé « On n’est jamais sûr de rien avec la télévision », rassemble de très nombreuses chroniques que Mauriac écrivit sur la télévision entre 1959 et 1964. Le second, toujours chez Bartillat et intitulé la Paix des cimes (ce titre est en fait celui d’un article dans lequel Mauriac raconte l’importance qu’a eue la montagne dans son existence) réunit des textes écrits entre 1948 et 1955 sur des sujets d’une infinie variété : compte rendu d’une émission de radio, critique d’un Tartuffe mis en scène par Jouvet, portrait de l’Abbé Pierre, réponse à un article de l’Humanité
    
Certaines références sont sans doute un peu datées, et les gens nés après 68 ne savent pas vraiment ce que représentait l’émission Lectures pour tous, ou imaginent mal l’empire qu’exerçait Guy Lux sur la télévision, mais on est frappé par le fait que tous ces textes ont dans l’ensemble très peu vieilli. C’est que Mauriac appartenait à ces écrivains qui savaient encore écrire, nous voulons dire par là qui écrivaient comme ils parlaient, sans se dresser sur leurs hauts talons, mais qui parlaient si bien… Aucune familiarité, aucune négligence, mais, inversement, aucune recherche, aucune application (en tout cas, aucune application apparente). Le ton est, comme chez Sénèque, ou comme chez Diderot, celui de la conversation, du dialogue. Point d’effort, donc, mais quel effet ! Bien avant qu’on inventât le mot, cette littérature savait être interactive.
    
L’autre trait étonnant de Mauriac, c’est sa modernité d’esprit. Rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Tout l’intéresse. Certes, la télévision dont il parle et qui le fascine n’est pas vraiment celle d’aujourd’hui — en ce temps-là, les Perses d’Eschyle étaient diffusés à 20h30 sur la première chaîne, ou plus exactement sur l’unique chaîne —, mais, précisément, alors même que cette invention était encore réservée à une minorité (on n’ose dire : « à une élite »), il avait pressenti l’importance qu’elle allait prendre. Auriez-vous imaginé qu’on pût trouver chez Mauriac des citations sur Claude François ? Si les talents de chanteur de celui-ci ne l’envoûtaient pas particulièrement, il n’en était pas moins fasciné par son énergie.
    
Au cœur de tous ces textes, et même de ceux, parfois un peu plus austères, du second recueil, s’affirme et s’impose une incroyable impertinence. Mais cette impertinence n’est pas celle d’un vieillard indigne qui serait revenu de tout. Elle peut être, c’est vrai, très ironique et très acide (quand, par exemple, il explique gentiment à Sartre que le peu d’intérêt que celui-ci lui trouve est parfaitement partagé), mais elle est le plus souvent généreuse : « Gardez-vous, cher Roger Nimier, de trop mépriser les hommes. Tous ne sont pas vils et leurs raisons ne sont pas toujours basses. » Saluons ici la vertu du christianisme de Mauriac : il y puise un optimisme tranquille qui jure agréablement avec ce sophisme si français qui veut que l’on confonde régulièrement intelligence et dénigrement. Si, dans tel article, Mauriac critique les surréalistes, c’est parce qu’il trouve qu’ils n’ont finalement apporté que la destruction. Il enrage contre les annonciateurs de catastrophes et fustige la théorie encore si actuelle du « c’était mieux avant » : « Je voudrais mettre Jean de Fabrègues [notons que ce monsieur était pourtant le directeur de l'hebdomadaire la France catholique] en garde contre cette illusion (à laquelle nous cédons toujours) que notre époque serait pire qu’aucune de celles qui l’ont précédée. Nous le pensions déjà aux environs de 1910, lorsque nous lisions, pleins de honte et de remords, un livre sévère intitulé : la Crise de la morale des temps nouveaux. Or, de 1914 à 1918, nous avons vu se sacrifier les plus nobles et les plus purs garçons que la terre de France ait jamais enfantés. »

Ce vieil homme avait su se dépouiller du vieil homme, car il n’avait pas craint de révéler une vérité toute simple, que bien d’autres sans doute savent, mais refusent d’admettre : « Le secret de la vieillesse, c’est qu’elle n’existe pas. »

FAL

Deux volumes de François Mauriac aux Éditions Bartillat

•    « On n’est jamais sûr de rien avec la télévision », chroniques 1959-1964, 658 pages, préface de Jean Touzot avec la collaboration de Merryl Moneghetti, 25 euros.

•    La Paix des cimes, chroniques 1948-1955, 624 pages, Préface de Jean Touzot, 14 euros.

1 commentaire

Merci pour ce regard sur les chroniques de François Mauriac que je partage tout à fait. Je me posais d'ailleurs une question par rapport à cette caractéristique "parlée" des chroniques de l'écrivain ; cette dimension orale, "naturelle", pourrait-elle permettre dans une certaine mesure de relier ses chroniques au genre de la causerie si prolixe au XIXe ? Même si bien sûr elles ne s'y réduisent pas, ses chroniques n'en portent-elles pas en quelque sorte la marque ?