José Carlos Somoza : La clé de l’abîme pour tuer enfin Dieu ?

Il se peut qu’une omerta s’installe, consciente ou non, au sein de ce que certains appellent encore les grands médias, autour de ce roman du plus espagnol des écrivains cubains : et ce serait une terrible injustice...
Somoza, né à Cuba à la fin des années 1950, vit à Madrid, où, il y a quelques années encore, quand il n’écrivait pas des romans à thèmes, exerçait la profession de psychanalyste, une particularité qui lui donne accès à une palette infinie pour décrypter la psyché et inventer des personnages hors normes qui habitent ses romans d’anticipation.

La clé de l’abîme pourfend les interdits et s’attaque au seul dogme qui emprisonne l’esprit de l’homme depuis des siècles et nous pourrit littéralement notre quotidien : Dieu. Déclinée sous n’importe quelle forme, cette crainte fictive qu’il réussit à imprimer au caractère des hommes et, ainsi, à les conduire à faire les pires horreurs en son nom, décline d’un postulat bâti sur du vent. Tous les écrits sacrés ont été écrits par des hommes pour des hommes, et non pas dictés par une voix venue des cieux : comment peut-on adhérer une seule seconde à de telles niaiseries ? Si certains messages tombent sous le bon sens il n’est pas nécessaire de croire en Dieu pour ne pas tuer son prochain ou convoiter le bien d’autrui.

Ainsi donc, Somoza franchit ici la ligne jaune en envoyant le lecteur dans un monde impossible affronter mythes et divinités archaïques. S’il se rapproche de La Théorie des cordes par son côté SF, il joue aussi du côté de Clara et la pénombre par son intrigue policière et sa chronique d’une société d’apparence. Il s’amuse également à nous rappeler La Dame n°13 par ce lien ténu qui lie les protagonistes aux mots tirés du livre sacré qui dicte tout ou partie de leurs actes.
Mais c’est surtout un feu d’artifice qui nous est ici donné à lire. Ni exclusivement thriller, SF, conte philosophique, ou roman gore mais   plutôt gothique et spectaculaire, érudit et flamboyant, un savant mélange de tout cela à la fois qui font de ce roman un très grand roman du futur, un traité des possibles et une histoire de l’humanité qui plonge dans les plus vastes abîmes de l’âme et aspire à ses plus nobles desseins. Pour réussir un si grand écart sans se fourvoyer, il faut un certain talent d’écriture, donc un style à toute épreuve ; mais aussi une architecture linéaire digne des grands maîtres du thriller outre-Atlantique. Somoza a tenté ce pari fou et l’a réussi.
Un tour de maître qui vaut bien un grand coup de chapeau !

S’il nous est confié, à la fin, que Somoza a voulu fonder son roman sur l’œuvre de Lovecraft, c’est pour mieux nous ouvrir les champs infinis d’une continuité que les lecteurs pourront, s’ils le désirent, découvrir en s’affranchissant de ses écrits. Ils y découvriront ses dieux et épouvantables créatures et comprendront alors pourquoi l’idée de considérer l’œuvre lovecraftienne comme une sorte de religion est déjà une tradition ancienne dans le monde de l’heroic fantasy : ce génial "prophète" créa de nouveaux numen, réunit des adorateurs autour de lui et inventa des rites et des prières.
Somoza s’en inspira, s’enfonça dans la trame de son roman et prit conscience qu’une infinité de possibilités nouvelles s’ouvraient devant lui comme des matriochkas, lui permettant de réfléchir aux aspects qui allaient au-delà de Lovecraft.

Somoza plonge donc son lecteur dans un monde futuriste, après la fin de la Couleur, quand une étoile percuta la terre et que l’espèce humaine fut rayée de la carte, au-delà du temps conceptuel ("Tu peux imaginer : des millions, des billions de corps... au long des millions d’années"), un temps si loin que l’on ne le dénombre plus, où sur notre terre cohabitent les êtres de conceptions ("silhouette stylisée aux cheveux longs, aux traits réguliers, au corps sinueux sans une ombre de duvet et aux extrémités longues et bien tournées, dont on devine difficilement l’âge, nus en plein hiver, qui ne ressentent pas le froid, et qui de loin, et souvent de près, ressemblent tellement à des femmes") et les êtres biologiques, en minorité... Qui s’adonnent souvent à la lecture et sont donc perçus comme bizarres car lire les aide à savoir, "et, comme l’ignorance abonde, les rares personnes qui savent sont de plus en plus bizarres." (sic)
On comprend alors pourquoi règne cette croyance étrange basée sur la Bible de l’Amour Artisanat, dont Jésus n’est que le Protagoniste, régie en Quatorze Chapitres dont chacun est libre de ne croire qu’en un seul, au choix...

Mais un kamikaze agonisant va troubler la monotonie de ce monde si bien réglé quand il semblerait énoncer à l’oreille de Daniel Kean, deuxième subalterne dans le Grand Train qui glisse vers Hambourg dans la campagne gelée, un message qui contiendrait les coordonnées de la Clé, seul moyen d’en finir avec Dieu. Soudain tout s’emballe... Kean devient le chaînon manquant, et tous les coups sont permis pour le faire parler : menaces, intimidation, meurtre... Sauvé par une aveugle aux étranges pouvoirs, Maya, une ancienne "chienne" venue du Yémen, il intègrera un groupe d’illuminés (croyants et non croyants) se présentant comme les bons, face aux méchants qui ont enlevé sa fille pour tenter de lui imposer leurs vues sur la marche à suivre pour atteindre cette mystérieuse clé.

Des cités englouties du Japon (Tôkyô, qui s’inspire du Quatrième Chapitre, est conçue en trois parties : Argile, Orgie et Mer, où Dieu dort depuis des siècles. Ces trois parties "équivalent au Passé, au Présent et au Futur de l’humanité. Dans le passé, nous avons été créés, dans le présent, nous vivons et jouissons dans une folie perpétuelle, et dans le futur... notre destin consistera à aller à la recherche de Dieu sous la mer, et à tenter de le détruire...") aux terres désertiques de la Nouvelle-Zélande (où, ici aussi, un étrange monde sous-marin s’ouvre devant nos yeux – une ambiance qui n’est pas sans rappeler la Mantrisse d’Aldébaran, la BD culte de Léo – dans lequel aurait survécu les embryons génétiques de l’humanité, permettant sa renaissance après la Couleur) une lutte sans merci va s’engager.
Mais l’affrontement du Bien et du Mal n’est pas si clairement défini comme Daniel Kean semble le croire car sur cette terre règne encore la peur viscérale de la mort qui conduit certains à des actes désespérés : les croyants du Deuxième Chapitre (comme Maya) ont accès aux catacombes, construites il y a des milliers d’années. "Il y a une Cité, avec une majuscule, sans Nom, sous la surface de chaque cité. [...] La race d’hybrides que mentionne la Bible n’est qu’une métaphore. D’après les croyants, la véritable explication provient du fait que les morts, il y a longtemps, reposaient allongés sous terre. Aujourd’hui, [...] ils sont placés debout et incinérés, mais autrefois, ils pourrissaient simplement dans le sol ou dans des boîtes placées à l’horizontale. [...] Avec le temps, les trous causés par l’accumulation de corps gisants s’unirent entre eux en formant un labyrinthe de cavernes... Mais ce ne fut pas le pire. Les croyants affirment que la mort gisante finit par s’agiter, percer la roche et creuser des tunnels."

Menée à un train d’enfer, cette quête du Graal se dévore comme une BD. Il y a du Jules Verne dans la projection des défis technologiques savamment décrits mais aussi du Bilal dans la peinture des atmosphères des villes fantômes du nord ou de la cité sous-marine au sud du Japon. Un croisement d’univers que l’imagination du lecteur reconstitue facilement et qui donne son rythme au récit, ponctué de quelques piques qui cimentent la chevauchée fantastique de nos héros qui regardent ce monde (pas si éloigné du notre, finalement) avec les yeux de la lucidité : "Notre époque se caractérise par des gouvernements qui se défendent d’être religieux mais qui n’osent pas abandonner les superstitions. Nous avons peur d’admettre que nous ne croyons en rien." Car l’homme moderne de Somoza pense qu’il ne croit plus en Dieu même s’il le craint toujours...
Poursuivie, la bande alliée à Kean doit affronter une terrible mercenaire aux étranges pouvoirs qui se fait appeler la Vérité : pour l’engager il faut la payer cher. Ainsi, "si vous possédez de l’or, vous possédez la Vérité. Et si vous possédez la Vérité, rien ne pourra vous arrêter." Mais "la Vérité est une grande menteuse." En théorie.
Car si l’humanité parvenait à croire en autre chose, il n’y aurait plus de fanatisme et de perte de sens, mais pour cela, pour ne plus avoir peur il faut tuer Dieu !
Nos héros y parviendront-ils ?

On vous laissera le bonheur littéraire de savourer les toutes dernières pages, de laisser remonter en vous tout le poids des chapitres précédents et de jouir de cette révélation qui se réveille enfin en vous, dormant depuis si longtemps, détournée mais jamais oubliée, essentielle et si personnelle qu’elle fera de vous une autre personne.

Qui a dit qu’un livre ne pouvait pas changer le monde ?
 

François Xavier

José Carlos Somoza, La clé de l’abîme, Actes Sud, septembre 2009, 384 p. - 22, 90€

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