"Hollywood ville mirage" de Joseph Kessel : Hollywood ou les États ennui d’Amérique ?

Le Festival de Cannes approche, et avec lui sa traditionnelle charretée de nouveaux livres sur le cinéma. Mais puisque 2015 marque le centième anniversaire de la première superproduction hollywoodienne — Naissance d’une nation —, jetons donc un coup d’œil sur le premier ouvrage jamais écrit sur les Major Companies : Hollywood ville mirage de Joseph Kessel n’a guère vieilli.


En 1936, Joseph Kessel débarque à Hollywood, où il retrouve Anatole Litvak, qui, l’année précédente, a réalisé en France une adaptation de son roman l’Équipage, mais qui, voyant la montée du nazisme en Europe, a jugé bon d’aller s’installer de l’autre côté de l’Atlantique. Kessel entend poursuivre ses aventures cinématographiques avec ce mentor qui lui « a tout appris d’un nouveau métier », mais aucun des projets sur lesquels les deux hommes planchent ne se concrétise, et Kessel le scénariste déçu remet sa casquette de grand reporter pour écrire Hollywood ville mirage, compte rendu de ce qu’il a pu voir à l’intérieur des murs de la Metro Goldwyn, de la Fox et des autres Majors. Publié en 1937 chez Gallimard, réédité en 1989 chez Ramsay, ce petit ouvrage de cent soixante pages est aujourd’hui épuisé, mais il ne serait pas mauvais qu’un éditeur franc-tireur s’avise de le mettre de nouveau à la disposition du public : malgré les trois quarts de siècle écoulés, certains aspects d’Hollywood n’ont pas foncièrement changé, et le texte de Kessel dépasse de toute façon le cadre du simple reportage.


Au milieu des années trente, Kessel est un peu las de ses explorations souvent risquées des bas-fonds de la planète, qu’ils soient marseillais ou asiatiques : ne lui est-il pas arrivé, dans certain bouge, de se retrouver sur le carreau, la tête en sang, après avoir été drogué à son insu ? Hollywood devrait lui offrir toute la lumière qui manquait dans ces lieux de ténèbres. Malheureusement, il déchante assez vite, en particulier lorsqu’il peut voir de près toutes ces actrices qui font vibrer les foules (les acteurs, semble-t-il, résistent un peu mieux à l’examen). Celle-ci ressemble à une soubrette, celle-là est bête comme une oie, celle-là encore a une complexion qui n’a rien à voir avec ce qui apparaît sur l’écran. Injustice du monde : il y a parmi les figurantes des dizaines de jeunes filles bien plus jolies, et le charme des stars est bien plus dû au talent des maquilleurs, des costumiers et des directeurs de la photographie qu’à Dame Nature. Du côté des scénaristes, la déception n’est pas aussi grande, mais Kessel a la surprise de découvrir que la pièce qu’il avait vue on the way à New York, sur deux screenwriters en mal d’inspiration, et qu’il avait trouvée si drôle, n’avait rien d’une farce et était tout au contraire terriblement réaliste. Il imaginait et voyait le cinéma avec des yeux d’artiste. Il découvre qu’un scénariste hollywoodien est tenu de se rendre tous les jours au bureau à heures fixes comme un petit fonctionnaire. Hollywood, cette source de rêves, autrement dit cette symphonie irrésistible d’émotions et de sentiments, se révèle être en fait une gigantesque usine où la seule logique en vigueur est celle de l’efficacité et de l’argent, et où la figure toute-puissante est celle du producer. Kessel dit producer, en anglais dans le texte, car le producer américain lui apparaît comme un cousin très éloigné du producteur français. Le producteur français est tellement occupé à grappiller des sous ici et là pour boucler son budget qu’il n’a finalement plus beaucoup de temps pour s’occuper du film qu’il produit. A Hollywood, dans l’organigramme des studios, le producer n’est finalement qu’un employé, assis sur un siège éjectable puisqu’on ne lui pardonnera pas ses erreurs, mais qui, du fait précisément de cette situation « subalterne », n’a pas à courir après l’argent et a pratiquement droit de vie et de mort sur tout ce qui touche au film dont il a la charge. Kessel, journaliste, a du mal à comprendre qu’on puisse reprocher à un scénariste d’avoir mentionné dans son script la présence de rats aux côtés de soldats piétinant dans des tranchées. « Mais il y en avait vraiment ! » se défend l’accusé. « Peut-être, répond le producer. Mais ma femme est enceinte et elle n’aura aucune envie d’aller voir un film avec des rats. »


Au bout de cent pages, Kessel quitte ce monde en toc pour essayer de trouver autre chose. Car ce monde est en toc même en dehors des heures de service. Dans les parties, chacun s’interdit de parler de ses activités propres pour ne parler que de celles des autres. Mais, évidemment, ce sont les mêmes. Ces braves gens ne sortent pas de leur bulle cinéma et sont totalement désemparés quand un étranger essaie d’aborder un autre sujet. La nouvelle de l’exécution d’un des responsables de l’enlèvement du bébé Lindbergh ne saurait interrompre plus de dix secondes des discussions sur le choix de l’acteur idéal pour tel ou tel film.


Certains, beaucoup même, prétendent malgré tout partager l’allergie de Kessel et lui conseillent d’aller faire un tour dans le désert — car le désert n’est qu’à un jet de pierre. Pendant quarante-huit heures, le miracle opère. Le futur auteur du Lion loue un bungalow éloigné de tout à partir duquel il ne perçoit que les bruits de la nature, mais surgit impromptu une « connaissance » hollywoodienne, assoiffée comme lui de paix et de silence, mais jusqu’à un certain point seulement, et qui l’entraîne à son corps défendant dans une espèce de cabaret-casino posé vingt kilomètres plus loin pour égayer les âmes tristes.


Peu à peu, il faut se rendre à l’évidence : Rome n’est plus dans Rome, et Hollywood est hors d’Hollywood. La fascination des stars s’étend dans les coins les plus reculés de l’Amérique profonde, et ces gangsters hystériques que Kessel croyait d’opérette ou de cinéma ont leur pendant dans la réalité. C’est à de tels individus, bien plutôt qu’à la police, que recourt un de ses amis patron de presse quand il veut se protéger des coups bas de la concurrence, qui n’hésite pas à voler et à précipiter dans les eaux de l’Hudson des milliers d’exemplaires de ses journaux pour en limiter la diffusion.


Même si le journaliste Kessel s’est déjà imposé aussi comme romancier — au milieu des années trente, outre l’Équipage, il a publié Belle de jour et Fortune carrée —, il a du mal à comprendre cette étonnante interpénétration permanente entre la réalité et le rêve aux États-Unis. Jusqu’à ce que lui vienne l’illumination. L’Amérique est un pays où l’on s’ennuie. Oui, on s’ennuie autant dans les petites villes qu’on s’ennuie dans les parties hollywoodiennes. Sans doute parce que les corvées quotidiennes n’ont pas grand-chose à voir avec tous les brillants espoirs que les immigrants avaient pu former en apercevant Ellis Island. Hollywood fournit la « drogue » qui permet à tous ces déçus de survivre, de continuer à croire au Great American Dream — bref, Hollywood est l’équivalent de ce qu’a pu être ailleurs la vodka.


Kessel est-il heureux de sa découverte ? Il l’est comme tout chercheur qui voit aboutir ses recherches. Mais, outre le fait que nul n’est tenu de partager sa vision des choses, il y a chez lui le premier, et c’est pourquoi nous disions que son travail dépassait le cadre du reportage, la tristesse d’avoir découvert ce qu’il a découvert. Hollywood ville mirage est aussi dans une très large mesure une autobiographie. Kessel attendait que la fiction se révèle être réalité. Il découvre que la réalité n’est que fiction. En tâtant l’étoffe des rêves, il éprouve le douloureux sentiment d’un amour déçu.


Mais au cinéma, patience et longueur de temps… En 1971, soit trente-cinq ans plus tard, Hollywood s’emparait de ses Cavaliers — son meilleur roman, aux dires des spécialistes — et confiait à John Frankenheimer le soin de porter à l’écran cette histoire de cheval afghan. Ce n’était pas exactement Richard III, mais la publicité n’en avait pas moins des accents shakespeariens : « A Horse worth killing for. A Dream worth dying for. »


FAL

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