Perles coréennes

Il y a des gens qu'on a envie d'encourager. Ainsi les fondateurs de Decrescenzo éditeurs. Cette curieuse maison, installée en Provence, est exclusivement vouée à la littérature coréenne d'aujourd'hui. La famille de Crescenzo se sent apparemment investie d'une mission : faire découvrir au public francophone le roman et la philosophie nés au pays du Matin Calme. Pour ce faire, elle a rassemblé autour d'elle suffisamment d'universitaires et autres spécialistes pour traduire et faire paraître depuis 2011 un nombre assez respectable d'ouvrages à la jolie maquette.

 

Parmi les plus récents, Pavane pour une infante défunte, de Park Min-kyu, "un des auteurs les plus en vue de la jeune vague coréenne", paraît-il. Ce gros roman d'éducation mêle le lyrisme (beaucoup de pluie, de neige et de feuilles de ginkgo), la satire sociale (le jeune héros travaille dans le parking souterrain d'un grand magasin où il gare les voitures des nouveaux riches) et le désarroi adolescent (il est amoureux, à la surprise générale, de la vendeuse la plus moche). Le récit avance à un rythme languide, dans une curieuse nonchalance rock'n'roll. Il est parfaitement illisible de a à z, pour cause de ressassement et de ténuité des émois. Mais on peut l'ouvrir n'importe où de temps à autre et on tombera alors sur de rapides poèmes, ou peut-être plutôt des bribes de chansons, à l'image des tubes pop dont des extraits parsèment le texte. Par exemple, au hasard : "Une femme qui range sur sa table de toilette un kit de produits cosmétiques Lancôme tout juste acheté n'est pas du genre à songer au suicide… C'était ma théorie" ; "Cette nuit-là, un parfum de lilas parvenait à travers la fenêtre ouverte, jusque dans  la chambre. Idée absurde, compte tenu de la saison, mais je visualisais le lilas" ; "La musique des Pink Floyd résonnait dans le salon et nous avons débouché des bières" — on en débouche beaucoup dans cette Pavane.

 

Il est cependant permis de lui préférer, paru à la rentrée 2013, Ma vie dans la supérette, de Kim Ae-ran. Bien des auteurs, à commencer par son compatriote Park Min-kyu, devraient prendre exemple sur cette jeune femme : on aimerait que ses "micro-fictions" fassent un peu florès en cette époque de lourds pavés. Dommage que la traduction ne soit qu'un long tissu de fautes de français. Ses auteurs confondent à tout bout de champ imparfait et passé simple, croient qu'on emploie l'indicatif après "bien que", et n'ont pas peur de "s'approcher un peu trop près de la porte"… C'en est gênant. Mais pas au point d'occulter complètement la grâce de ces quatre petits récits secs et désespérés, où l'humour repose sur un art consommé de la froideur et de l'incongru : "Je suis une paresseuse qui, tout le jour, assise ou bien couchée, demeure préoccupée par ses baskets à laver. Dans cette perspective, il est possible de me définir comme une femme d'action" ; "À la façon d'une légende dont on ignorerait l'origine, nous assistions, distraits et bras ballants, à l'avènement des supérettes ouvertes de jour et de nuit". Il est question de consommation et de solitude, les deux, bien sûr, allant de pair : "Sur le chemin du retour, à la main un sac plastique que je balance, je ne suis plus la pauvre célibataire solitaire, mais une consommatrice moyenne, citoyenne de Séoul. Je reviens avec du papier toilette 'Pays propre', des yaourts 'Yio' (…) des serviettes périodiques 'Douce sensation' et du savon 'Dove'". On pense au cinéma de Hong Sang-soo à propos de ces fragments délicieusement glacés de vie moderne. De quoi en redemander… sans faute.

 

Pierre Ahnne

 

Park Min-kyu, Pavane pour une infante défunte, traduit du coréen par Hwang Ji-young et Jean-Claude de Crescenzo, Decrescenzo éditeurs, février 2014, 334 pages, 20 euros


Kim Ae-ran, Ma vie dans la supérette, traduit du coréen par Kim Hye-gyeong et Jean-Claude de Crescenzo, Decrescenzo éditeurs, octobre 2013, 104 pages,  12 euros

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