Remonter l’Orénoque, Mathias Enard en première intention

Remarquablement adapté au cinéma par Marion Laine sous le titre À cœur ouvert, avec Juliette Binoche et Édgar Ramìrez (qui donna aussi une très belle interprétation du célèbre mercenaire Carlos), ce deuxième roman de Mathias Enard (prix Goncourt 2015 pour Boussole) vous plonge dans un triangle amoureux classique, au départ, pour glisser, lentement, invariablement, vers la crête de nos vies poussées, parfois malgré elles, vers des sommets inatteignables, alors... attention à la tentation du vide, au saut dans le précipice. La vie moderne insiste pour que tout soit parfait, que tous nos désirs soient assouvis, que nos métiers correspondent à nos attentes… Mais c’est l’été, caniculaire, irrespirable, Paris se vide, ne demeurent que deux chirurgiens, Youri le russe génial mais fou à lier, pris dans sa lucidité, nourrit de livres et enfermé dans ses certitudes d’absolu ; et Ignacio, le vénézuélien qui subit les lois scélérates qui en font un médecin de second ordre. Tous deux sont amoureux de Joana, l’infirmière qui vit avec Youri – mais ne parvient pas à endiguer sa folie destructrice…

 

Confident puis, fatalement, amant, Ignacio raconte l’impossible fuite de Joana qui pourrait remonter l’Orénoque et allait accoucher loin de tout ce vacarme assourdissant. Doit-il l’aider à fuir Youri ou l’aimer et tenter de la garder à Paris ? Marié et père d’une fillette, le voilà qui tangue, entre désir et amour, entre fantasme et remords : doit-il  franchir le pas, commettre cet adultère ? Car il sait que c’est « une lâcheté de le désirer et une lâcheté de ne pas savoir le prendre ».

 

Comme le narrateur, dans la dernière ligne droite, qui serai-je pour juger quand les poils blanchiront ma poitrine mais que mon sexe se refusera à mourir ? Puisque, toujours, l’« on s’avance vers son propre désir en espérant trouver l’autre en soi dans ces mains et ces lèvres, trouver une vérité sauvage, la vie perdue et le contentement infini, mais il n’y a que la satiété, la honte d’avoir bu goulûment, sans voir autre chose que la soif, une bouteille censée vous apporter une ivresse immense ». Laquelle, parfois, s’invite dans le concert des possibles, alors tant pis, advienne que pourra, jamais il n’est trop tard pour être heureux, pour s’emporter, s’envoler ailleurs, avec celle qui.

Le pourra-t-il, Ignacio, commettre ce crime-là ? Le laissera-t-elle faire ou l’emprise de Youri sera-t-elle la plus forte ?

 

Livre confession sur nos déchirements les plus intimes, la fin parachève une trame symétrique entre Paris et l’Amérique du Sud par un dénouement inattendu, un acte ultime, incision dans l’âme perdue d’un corps dénaturé… Une pulsion de vie, un désir de savoir comment se déroule l’après – ou l’avant mourir, comme de toute manière le cycle débute par la fin ou finit par le début – dans un dernier sursaut contre l’impondérable obligation civile.

Car Ignacio sait parfaitement que « ce sont nos blessures qui nous font, nos douleurs qui nous fabriquent, nos manques qui nous construisent, en creux, nous sommes coulés dans le moule du désir, il nous modèle en nous torturant, nous donne la forme de ce que nous n’avons pas, c’est le vide entre deux mondes, l’énergie entre deux corps qui se repoussent en se touchant » ; et comme il ne veut pas devenir cinglé comme le Père Serge qui se coupe un doigt pour repousser la tentation, il doit aller au bout de son intention.

 

François Xavier

 

Mathias Enard, Remonter l’Orénoque, Actes Sud, coll. "Babel", mars 2016, 154 p. – 6,80 €


Première publication : juillet 2012

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