Oui, sabotons l’Empire du bien !

Dans la série déjà évoquée d’une rentrée littéraire off, il convient de souligner la très belle initiative des éditions Perrin de republier L’Empire du bien tant il paraît… contemporain. Vous me direz que 1991 n’est pas si loin, quoique vingt-huit ans tout de même sépare la publication initiale de ce brûlot d’aujourd’hui où… la prophétie, le constat amer de Philippe Muray se vérifie, se concrétise au centuple.
Qu'aurait-il dit en apprenant que l’e-sport serait discipline officielle aux Jeux asiatiques de 2020 ; et fortement pressenti pour les JO de 2024 ?

Si l’accroche de l’éditeur nous invite à l’urgence de le saboter, L’Empire du bien est désormais totalement installé, et il semble bien que la partie soit déjà jouée. Les senseurs veillent sur la toile, les minorités décident de tout (du sexe, des naissances, de la nourriture à consommer, des relations à avoir, des actions à mener, de l’orthographe à utiliser, du sport à pratiquer, etc.) et la pleutrerie des politiciens parachève le constat dans un magma doux amer… On décrète des « journées sans tabac ». Pourquoi pas des années sans femmes ? Des femmes garanties sans cholestérol ? Des idéologies sans matières grasses ?

Le pays de Voltaire et du marquis de Sade sombre dans les querelles de moineaux à propos du génocide des moustiques ou du point médian car la négation systématique de nos valeurs et de notre Histoire a fini par imposer une cruelle absence de sens critique, de perspective et de vision. Seul le Bien a droit au chapitre, un Bien un peu spécial. Une vertu de mascarade ; ou plutôt, justement, ce qui reste de la Vertu quand la virulence du Vice a cessé de l’asticoter. On ne vit plus que dans un grand bain d’eau tiède !

Nous avons perdu notre souveraineté en 1992 (vote sur Maastricht, écouter à ce propos le discours de Philippe Seguin de mai 1992 qui vaut tous les arguments tant il est clair, précis, imparable – et fatalement vrai !), et nous avons perdu depuis notre âme, le sel qui faisait de la France un pays coquin, contradictoire, ouvert, foutraque et follement drôle car le diktat du Bien désormais règne. Imaginez une blague de Pierre Desproges ou Coluche de nos jours, directement à la XIII chambre correctionnelle, et encore ! Quand on voit qu’un footballeur puis un Premier ministre en exercice (canadien pour ne pas le nommer) ont dû s’excuser publiquement parce qu’ils s’étaient grimés le visage en noir, l’un déguisé en joueur du Harlem Globetrotters, l’autre en Aladin ; on a juste envie de pleurer devant tant de connerie car se grimer en noir n’est en rien une insulte envers les Noirs.
Oui, nous sommes aujourd’hui dans une situation qui rappelle, en mille fois pire, celle du XVIIe siècle, où avoir une opinion à soi, être individu, apparaître individu […] constituait la définition même de l’hérésie ; à croire que la liberté de penser est désormais une maladie à combattre au même titre que le cancer.
Donc pour ne plus être un citoyen mais un sujet, on fait la Fête pour oublier, tout devient sujet de distraction, de dérision, on injecte de la publicité dans les films, dans les informations, tout est prétexte à consommer toujours plus pour éviter de penser…

Même l’art est sabordé, violenté, détruit ; l’art contemporain devient un marché de plus, on le contrôle, on y fait ses petites affaires. Les prix flambent bien qu’il n’y ait plus de critique ? Non : ils flambent parce que la notion, la possibilité, le désir même de critique ont disparu ; parce que plus personne ne se fatiguerait à gloser une œuvre contemporaine. […] Ce dont on ne peut rien dire, il faut le vendre. Cette société du spectacle sur ordonnance, cette société de la bien-pensance est à vomir.
Pourquoi ce monde guignolesque devrait-il être respecté ? Mais Philippe Muray nous a quitté en 2006, et personne, depuis, n'oserait un tel inventaire.
Voilà donc un petit livre au chevet de notre grand corps malade, un petit livre à conserver sur soi en bouée de sauvetage anti-opinion publique comme un moyen subtile pour continuer à prendre le contre-pied dans la lente et inexorable descente vers le Rien, ce Tout qui serait aussi l’origine du monde, mais ça, on ne le saura qu’une fois notre pipe cassée.
D’ici-là, merde in France ! (comme chantait si bien Jacques Dutronc)

François Xavier

Philippe Muray, L’Empire du bien, coll. Tempus, Perrin, août 2019, 144 p. – 8 €

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