"La Saga de France Inter", 50 ans de radio

France Inter fête cette année ses cinquante ans. Il était donc judicieux de retracer l’histoire de cette station de radio, ce que font Anne-Marie Gustave et Valérie Péronnet dans leur livre la Saga France Inter. Mais comme le suggère le sous-titre Amour, grèves et beautés, cette histoire a parfois des allures de mauvais feuilleton.


La Saga de France Inter, d’Anne-Marie Gustave et Valérie Péronnet, est publiée chez Pygmalion dans la collection « Histoire secrète », mais le lecteur y trouvera plutôt des mises au point que des révélations fracassantes. Si l’on connaissait, par exemple, la mainmise du pouvoir gaullien sur l’information, on n’imaginait pas que la rédaction de France Inter attendait chaque jour à une certaine époque le coup de téléphone du ministre de la Communication Alain Peyrefitte pour définir le conducteur du journal de 13h. De la même façon, si l’on se doutait bien que pouvaient se cacher quelques hostilités tenaces derrière les sourires de tous les employés de cette « grande famille », on ne pensait pas que l’un des passe-temps favoris des rockers Bernard Lenoir et Patrice Blanc-Francard consistait à lancer des œufs sur Lucien Jeunesse pendant qu’il enregistrait le Jeu de mille francs. « On détestait l’homme », explique le premier. Jeunesse n’était sans doute pas détestable, mais il était, il est vrai, moins aimable off the air qu’il pouvait l’être on the air

La seule révélation marquante dans cette Saga est celle d’une menace réelle et physique qui longtemps pesa sur la Maison de la Radio à l’insu de la quasi-totalité de ses employés, mais elle arrive bien trop tard pour être explosive (le patron de la maison ronde n’avait mis au courant que les délégués syndicaux, lesquels, pour éviter toute panique, gardèrent le silence jusqu’au bout) : le système de climatisation incluait la présence de plusieurs tonnes d’ammoniaque dans les sous-sols. D’autres systèmes n’incluant pas une pareille bombe à retardement existaient, mais il fallut toute une décennie de correspondance administrative avant de pouvoir mettre en place des installations moins dangereuses. Si l’on en croit le slogan pieusement seriné aujourd’hui, à France Inter « la voix est libre ». Mais elle ne l’a pas toujours été.

Pour écrire leur ouvrage, Anne-Marie Gustave et Valérie Péronnet ont recueilli des dizaines et des dizaines de témoignages. Travail impressionnant, auquel on pourra malgré tout reprocher quelques lacunes. Par exemple, aucune déclaration de Jean-Pierre Elkabach, tenu peut-être par un devoir de réserve, puisqu’il est passé depuis longtemps à l’ennemi, mais dont on ne saurait oublier qu’il fut à la fin des années soixante-dix l’une des voix les plus importantes de France Inter. Ailleurs, on nous parle d’une brouille entre Georges Charensol et Michel Polac et qui aurait entraîné le départ de celui-ci du Masque et la plume, mais on ne nous dit rien sur la nature de cette brouille, alors qu’elle devait bien être d’ordre professionnel. Même mystère à propos de la brouille entre Claude Villers et Pierre Desproges qui entraîna la chute du Tribunal des flagrants délires. On devine qu’il a dû y avoir dans cette affaire un conflit idéologique, mais il restera enfoui entre les lignes.

De fait, il faut attendre les cinquante dernières pages pour que cette Saga se défasse de sa prudence et offre une clef, sinon la clef qui pourrait bien expliquer certaines incohérences de la station (qu’on nous explique, par exemple, comment une « animatrice » de la tranche 5h.-7h. peut plaisanter sur les bébés congelés sans qu’on lui en tienne rigueur…). Après, donc, une première partie chronologique sur l’histoire de l’information sur France Inter — où l’on voit chaque gouvernement s’appliquer à imposer ses hommes et ses lois, celui de Giscard apparaissant rétrospectivement, ô surprise, comme le plus libéral d’entre tous —, et après une seconde partie composée de vignettes sur les émissions et les animateurs et –trices les plus connus (la Tribune de l’Histoire, le Masque et la plume, José Artur, Jean-Louis Foulquier et tutti quanti), on évoque enfin le mal qui ronge de l’intérieur le système France Inter, mal d’autant plus difficile à combattre qu’il fut d’abord un bien. Résumons : Roland Dhordain, qui fut longtemps grand maître à bord et qui n’aimait guère le cabotage, avait imaginé pour France Inter un système à deux vitesses. Des CDI pour les soutiers, autrement dit pour les techniciens. Des CDD pour les « producteurs », afin que ceux-ci soient amenés tous les trois mois à proposer des idées nouvelles s’ils souhaitaient être réembauchés. Cette méthode a fait des étincelles pendant les Trente Glorieuses : ces producteurs-concepteurs-intermittents du spectacle ne craignaient pas de remettre régulièrement leur titre en jeu. Ils savaient qu’il y aurait toujours de la place pour un nouveau projet. Mais la crise actuelle a fait de ce système un facteur de paralysie : une Kathleen Evin avoue du bout des lèvres qu’elle aimerait bien faire autre chose que son Humeur vagabonde ; mais ce serait lâcher la proie pour l’ombre, car, si solide que soit le dossier qu’elle pourrait proposer pour une nouvelle émission, il serait voué à rejoindre sur une étagère trois cents autres dossiers en attente

Conséquence logique et naturelle de cette sclérose : le ton France Inter. Ton prévisible et suffisant, faussement impertinent, et d’autant plus insupportable qu’il entend aller dans le sens des idées des auditeurs. Voir la diffusion de ces interminables messages sur le répondeur de Là-bas si j’y suis, et cette manière de Daniel Mermet de répéter systématiquement toutes ses phrases, la phrase bis se présentant comme un amical clin d’œil à l’auditeur : « Vous êtes bien d’accord avec moi, n’est-ce pas ? » Sinon, gare ! C’est ce que résument assez bien Stéphane Bern, qui est allé planter ses choux ailleurs, et, non sans un certain courage, puisqu’elle est toujours là, Rebecca Manzoni. « On est le bon goût, dit le premier ; on sait ce qu’il faut penser. Écoutez-nous, parce qu’on va vous l’expliquer. Parfois, c’est pesant. C’est le côté sclérosant d’une telle famille, avec cette endogamie. » La seconde est plus catégorique encore : « …une espèce de bien-pensance de gauche, un côté chic qui devient une sorte de dogme, un peu donneur de leçons. Un côté ‟ nous on sait ”, qui brosse les auditeurs dans le sens du poil. Moi, ce qui m’intéresse, ce sont les frottements. Il faut renouveler pour parler de la réalité. »

Faut-il donc attendre l’inversion de la courbe du chômage et le retour à une situation économique meilleure pour que France Inter retrouve son esprit pionnier ? Pour qu’un Jérôme Garcin se contente d’animer son émission le Masque et la plume sans claironner d’abord ses vues sur tel film ou sur tel roman ? Sans doute. Mais, d’une certaine manière, les excès mêmes du système incitent le système à développer ses anticorps. On imagine le sentiment d’injustice qu’ont dû éprouver Stéphane Guillon et Didier Porte lorsqu’ils ont été virés, alors qu’ils pensaient sans doute s’inscrire dans la lignée de Pierre Desproges ou de Luis Rego. Mais il n’ont pas vu une chose : l’agressivité de ceux-ci était tournée vers l’extérieur, mais était aussi tournée vers eux-mêmes. Desproges pouvait se moquer du cancer — il avait lui-même un cancer. Rego lançait toutes ses saillies avec la diction hachée du bonhomme incertain qui cherche d’abord à se convaincre lui-même. Guillon et Porte étaient pleins d’une mâle assurance. Et c’est finalement plus leur ton que la teneur de ce qu’ils disaient qui a entraîné leur chute. Où l’auditeur pouvait-il trouver de l’humour quand la différence qu’on prétendait lui donner à écouter n’était que de l’indifférence ?

FAL

Anne-Marie Gustave & Valérie Péronnet, La Saga France Inter — Amour, grèves et beautésPygmalion, « Histoire secrète », octobre 2013, 20,90€
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