Résumés et analyse des grandes œuvres de la littérature classique et moderne.

Hamlet de Shakespeare : Analyse


Analyse du caractère d'Hamlet


C’est encore une énigme à deviner que le caractère d’Hamlet. On voit assez généralement dans Hamlet tout à la fois une folie feinte et une folie réelle ; ce qui, jusqu’à un certain point, ne serait pas une contradiction, si on consulte les faits de l’observation pathologique. Plus j’étudie le caractère d’Hamlet, sa conduite et ses discours, plus il me semble qu’il n’y a chez lui qu’une folie feinte ; sa tristesse naturelle, son esprit soupçonneux, sa défiance de lui-même, l’habitude qu’il a d’analyser ses sensations et ses sentiments, la conscience de son irrésolution au moment d’agir, la crainte perpétuelle de rester au-dessous des devoirs terribles dont il se croit chargé, tout cela appartient, au tempérament mélancolique  tout cela ne constitue pas la folie. Un fou dissimulera aussi artificieusement que le fait Hamlet, mais ce sera justement pour tromper sur sa folie même, ou arriver par un détour à atteindre le but vers lequel le pousse son idée fixe : — un fou a-t-il peur, comme Hamlet, de devenir fou ? Continue-t-il à analyser tout ce qui se passe en lui ? Connaît-il si bien la nature de sa force et de sa faiblesse ? Calcule-t-il avec tant de précision tous les effets de sa moindre parole? Peut-il faire successivement des retours sur le passé et montrer cette prévoyance du lendemain qui n’abandonne jamais Hamlet ? ce serait difficile. Si les rêveurs d’Allemagne, auxquels on a comparé le prince danois qui a étudié dans leurs universités, ont cette puissance et cette rigueur de logique, ce sont de grands philosophes, et non des fous.

 

Dans la douleur que lui causent la mort de son père et le prompt mariage de sa mère, Hamlet, il est vrai, a songé au suicide : mais comme il a bien vite écarté cette pensée coupable : Dieu nous défend d’attenter à nos jours.

Ce dégoût de la vie est provoqué chez Hamlet par un premier soupçon qu’il se reproche sans doute. Ignorant encore la vérité, il blâme sa mère d’avoir si vite oublié le roi, son premier mari. Mais supposer qu’elle ait pu contribuer à sa mort ! non, non; elle n’est coupable à ses yeux que de l’inconstance naturelle à toutes les femmes.

 

C’est tantôt au monde entier qu’en veut Hamlet, tantôt à lui-même, d’avoir jugé ce monde meilleur qu’il n’est — monde affreux, en effet, que celui où le fils, accourant pour pleurer son père dans les bras de sa mère, y trouve un remplaçant incestueux.

Amèrement déçu au sujet de celle avec qui il lui eût été si doux de pleurer, réduit à des réflexions qui l’isolent désormais sur la terre, Hamlet songe à quitter cette cour odieuse, lorsqu’il entend parler de l’apparition du spectre. Ici sans doute commencerait sa folie.

Ce spectre, il le voit ; non seulement il lui parle, mais il l’entend, et il reçoit de lui une horrible révélation. Dans notre siècle où nous ne croyons plus guère aux fantômes, où il en apparaît encore cependant partout où quelqu’un y croit encore, de pareilles visions accusent le délire de la fièvre ou une imagination exaltée par la superstition ; mais elles ne prouvent pas la folie. Du temps d’Hamlet, le spectre est vu par Horatio, par Marcello, par les soldats, et par d’autres, sans que la raison d’aucuns en soit troublée. Hamlet ne perd donc pas la sienne pour avoir vu le spectre comme les autres : une fois que nous admettons qu’il a pu le voir sans être déjà fou, ce serait une singulière folie homéopathique, que celle qui tout à coup se transformerait en une folie feinte. Après cette vision, Hamlet n’aura plus qu’une seule pensée, celle de punir le crime : il poursuivra très rationnellement ce but, et non en monomane. Fidèle aux instructions du spectre, il se consacrera à ce saint et cruel devoir. L’exécution répugne à son caractère, car il sait bien qu’il n’est pas homme d’action, et qu’il hésitera plus d’une fois avant de frapper, mais il espère s’exalter jusqu’à une résolution plus énergique, en fortifiant sa conviction jusqu’à l’évidence. Pour cela, il se sèvrera de toutes sympathies qui pourraient le distraire; il s’isolera dans sa prétendue démence pour épier à la fois les nouvelles preuves qui confirmeront la vérité de sa vision, et le moment d’en faire usage. « Oui, dit-il au spectre, je me souviendrai de tes paroles, et pour mieux m’en souvenir, j’effacerai des tablettes de ma mémoire toutes autres vaines et triviales réminiscences du passé, toute autre haine, tout autre amour, tout ce que j’ai lu dans les livres, tout ce que j’ai vu dans le monde : il n’y aura plus que ces mots qui resteront gravés dans mon esprit : Une femme perfide, un traître hypocrite ! »

 

Hamlet a un ami, Horatio : il ne lui dira qu’une partie de son secret; mais avec cet ami seul, il ne simulera jamais cette folie dont il s’enveloppe en présence de tout autre. Hamlet a une maîtresse jeune, innocente, naïve, dévouée... mais elle est femme ! Son amour pour elle se convertira en une douloureuse pitié. En se dévouant à un acte formidable de vengeance, il renonce à Ophélie, résigné à lui inspirer l’effroi ou la pitié pour tout sentiment. C’est encore sur elle qu’il essaye sa première scène de folie :

Elle le voit soudain entrer chez elle, les habits en désordre, la tête découverte, pâle, ses genoux s’entrechoquant ; ses gestes convulsifs, un long et douloureux soupir, et puis sa fuite sans prononcer une parole, tout concourt à lui persuader qu’il a perdu la raison. Pauvre Ophélie, on lui dit que c’est l’amour qui a produit cette démence, et elle le croit… Hamlet se gardera bien de démentir l’origine qu’on attribue à son malheur; mais dans le tête-à-tête que le roi et Polonais lui ménagent pour l’écouter, s’il n’a l’air de reconnaître Ophélie qu’à demi, c’est qu’il s’observe ; car, en la voyant venir, il s’est encouragé dans son rôle...

 

À la suite de la pièce jouée par les comédiens selon les indications d’Hamlet, le roi et la reine ont été trahis par leur conscience, en voyant représenter une histoire si semblable à la leur. Aucun scrupule, aucun doute n’arrêtent plus le prétendu insensé : il peut frapper Claudius, il peut parler à Gertrude. Hamlet rencontre Claudius seul, mais l’accès de remords qu’il a éveillé en lui, a fait plier ses genoux devant un prie-Dieu... Le tuer dans un pareil moment, ce serait l’envoyer au ciel peut-être. C’est par ce raffinement de haine et de vengeance qu’Hamlet se justifie à lui-même son éternelle irrésolution quand il faut agir. En analysant, selon sa coutume, le sentiment qui le pousse, il attend... et il va au rendez-vous que lui a donné sa mère. L’explication commence ; Gertrude, en lui reprochant d’avoir outragé le roi, le dispense de toute précaution oratoire ; Hamlet a dépouillé tout d’abord son masque de folie. « Non, non, répète-t-il, par la croix du Christ ! Vous êtes la reine, la femme du frère de votre époux, et plût au ciel que cela ne fut pas... vous êtes ma mère! » — Puis, comme il entend du bruit derrière la tapisserie où s’est caché Polonius, il pense que c’est le roi, il tire son épée du fourreau, et le perce de plusieurs coups, en reprenant ici son rôle de fou....— « Oh ! qu’avez-vous fait? » s’écrie Gertrude... — « Je ne le sais pas, répond-il ; est-ce donc le roi ? » — Il lève la tapisserie, ce n’est que Polonius : à cette vue, il a déjà recouvré son sang-froid : — « La Reine : Oh ! quelle action fatale et sanglante est celle-là? — Hamlet : Une action sanglante, presque aussi mauvaise, tendre mère, que de tuer un roi et d’épouser son frère ! — La Reine : Que de tuer un roi ! — Hamlet : Oui, madame, je l’ai dit ! » — Dans tout le reste de cette scène si tragique de la mère et du fils, entre le désespoir de Gertrude qui demande grâce, et la réapparition du spectre qui lui dit de parler, Hamlet, résolu pour la première fois de sa vie, va jusqu’au bout, tour à tour amer, ironique et terrible.

En racontant au roi la mort de Polonius, Gertrude affecte encore de l’attribuer à la démence... Mais le croit-elle? non, car elle se garde bien de lui raconter le reste de leur terrible explication. Désormais elle n’oserait plus se retrouver tête à tête avec son fils, et elle approuve que Claudius le fasse partir du Danemark. Claudius, en envoyant Hamlet en Angleterre, a donné l’ordre de l’y faire périr. Hamlet revient tout à coup, après avoir fait tomber les émissaires du roi dans le piège qui lui était tendu — nouvelle preuve de cette politique intelligente qui dirige toujours sa feinte démence. Il revient au moment des funérailles d’Ophélie. L’infortunée qui avait perdu, elle, la raison, s’en allait chantant des fragments de ballades, et tressant des guirlandes, au bord du torrent où elle s’est noyée Hamlet a précédé son cercueil au cimetière, où le hasard semble seul l’amener, et où il a avec les fossoyeurs et puis avec la tête de mort cette conversation à la fois plaisante et philosophique si souvent citée : Hélas! pauvre Yorick! scène originale et unique dans le théâtre de Shakespeare.

 

Ce n’est que la vue du cortège qui révèle à Hamlet qu’on rend les derniers devoirs à celle dont il fut aimé. — « Quoi ! la belle Ophélie ! » — Cette exclamation serait plutôt d’un cœur indifférent que d’un homme qui a aimé lui-même cette tendre fleur flétrie en même temps que les dernières fleurs cueillies par elle. Mais Hamlet est habitué à contraindre et à étouffer ses sentiments les plus naturels, ce qui, soit dit encore en passant, n’est pas d’un insensé.... Par cet effort sur lui-même, il s’exerce à jouer le rôle qu’il s’est imposé. Mais en voyant Laërtes s’élancer dans la fosse, en l’entendant exprimer son deuil avec toute l’emphase de a douleur, il ne peut se contenir plus longtemps, il ne peut laisser à personne, même à un frère, le droit d’être plus affligé que lui.

 

Claudius, accusé d’abord de la mort de Polonius, a su détourner sur Hamlet toute la vengeance de son fils Laërtes, et une lutte nouvelle s’engagerait dans la fosse même, si on ne séparait les combattants. Non, dans ce moment même, Hamlet n’est pas fou, mais heureux de pouvoir emprunter au langage de la démence qu’on lui suppose, l’expression de son désespoir auprès du cercueil d’Ophélie.

 

La fatalité veut, car il y a aussi une fatalité dans cette tragédie, que le frère et l’amant périssent l’un par l’autre : Hamlet ne peut nier qu’il ne soit réellement le meurtrier de Polonius, et cette mort demande du sang, dans cette cour aux mœurs encore à demi païennes. Claudius a eu l’art de provoquer entre Hamlet et Laërtes un combat de simple escrime. Dans ce duel à armes émoussées, Laërtes s’est armé d’un fleuret à la pointe envenimée, qui, passant tour à tour dans la main des deux adversaires, les blesse tous les deux à mort. Pour se débarrasser plus sûrement du fils de son frère assassiné, Claudius avait aussi préparé une coupe de poison qui est avalé par la reine, avant qu’il ait pu l’avertir; en voyant défaillir la reine, Hamlet mourant trouve enfin la force de frapper l’homicide usurpateur du trône de Danemark.

 

Aucune des grandes tragédies de Shakespeare ne laisse plus de morts et de mourants sur la scène.

 

[Amédée Pichot, Galerie des personnages de Shakespeare, 1844]

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