Shalom Auslander, L’espoir, cette tragédie : Une Anne Frank au plafond

Solomon Kugel consulte régulièrement Jovia, conseiller et mentor qui, comme son nom ne l’indique pas, lui inculque l’idée que tout espoir est nocif et que seuls les optimistes sont dangereux. Solomon vit avec sa femme Bree, son fils Jonas et pense que l’avoir mis au monde est un crime. Il regrette de ne pas avoir eu le courage de lui taper la tête contre un mur pour le rendre idiot, les idiots étant plus heureux que les autres dans ce monde ; sa nouvelle maison menace à tout instant de disparaître dans les flammes car un pyromane s’amuse à incendier les anciennes fermes ; il loue une chambre à un locataire désagréable qui réclame une place pour ses affaires dans le grenier et, pour couronner le tout, il héberge sa mère qui n’a plus que quinze jours à vivre, comme le dit le docteur depuis plus de six mois. Mais une chose improbable va venir contrarier encore davantage sa vie : il découvre au grenier, cachée sous des cartons et dans la crasse, une vieille femme qui affirme qu’elle est Anne Frank et l’auteur d’un best-seller qui s’est vendu à 32 millions d’exemplaires !

Solomon songe d’abord à s’en débarrasser en la dénonçant à la police, mais de la part d’un juif, ce serait une honte, se dit-il. Il téléphone au centre Simon Wiesenthal, mais on lui raccroche au nez quand il explique qu’Anne Frank vit sous son toit. Comment est-ce possible ? Devient-il fou ? Il espère qu’elle va mourir, lui fait des doigts d’honneur en douce quand il est dans le jardin. Pourtant, il lui fait des courses, commande des matsot et du bortsch sur Amazon pour la satisfaire. S’il lui apporte du pain d’Ezéchiel, elle le lui balance à la figure ! C’est une vieille sorcière acariâtre : elle fait des caprices, n’est jamais reconnaissante, parle sèchement à son hôte. Jusque-là, elle s’est nourrie d’écureuils et de chats assassinés. Depuis soixante ans, elle vit dans des greniers, attelée à l’écriture de son roman.

Solomon Kugel est un anti-héros, maladif, allergique au gluten, plaintif et qui subit tout ce qui lui arrive. Élevé dans la mémoire de la Shoah, il est aux prises avec une mère envahissante qui ne cesse de déplorer la nouvelle catastrophe à venir et qui, depuis qu’il est enfant, lui raconte l’horreur de la déportation. Elle lui présente chaque soir un membre de sa famille : le grand-père abat-jour, l’arrière-grand-mère savonnette, bien que l’enfant s’étonne que sous la lampe soit écrit « made in Taïwan » ou que le savon s’appelle « Bergamote » :

« Ils n’allaient pas écrire made in Auschwitz ! » s’offusque alors la mère.

« Kugel avait développé une peur phobique des objets inanimés. Puisqu’un abat-jour se révélait être son grand-père, se pourrait-il que le canapé soir son cousin ? Et l’ottomane sa tante ? L’armoire le regardait d’un sale œil, il en était sûr. » (p.85).

Lourd de ce passé, il apprend un jour à l’école que sa mère est née en 1945 et qu’elle a n’a pas du tout été une victime directe du génocide. Tout cela est dit avec une grande désinvolture et beaucoup d’humour !

L’auteur, Shalom Auslander, est américain. Il a grandi dans un milieu juif orthodoxe et a témoigné de cette éducation dans Les lamentations du prépuce. Après un recueil de nouvelles, il publie L’espoir, cette tragédie, considéré comme son premier roman. Il dit écrire pour se faire rire lui-même, sans chercher à être provocant, et ses blagues tournent souvent autour de la mort et de Dieu. Le roman, surtout la première moitié, est très drôle ! La conversation de plus en plus absurde entre Kugel et sa femme Bree, à propos d’Anne Frank, fait beaucoup rire :

« Si je trouvais Elie Wiesel sous le lit en faisant le ménage dans la chambre d’amis, tu ne le mettrais pas dehors ?

— (…) Non. (…) C’est Elie Wiesel, chérie.

— Donc, si Simon Wiesenthal s’installe dans la sèche-linge, tu ne vas pas lui dire de s’en aller ?

— Il est mort, chérie.

— C’est une hypothèse. (…) Et Soljenitsyne, alors ? Imaginons qu’on s’apprête à sortir pour aller dîner, je prends une douche, j’ouvre la penderie pour choisir une robe et là, qui je trouve, Alexandre Soljenitsyne assis par terre. Il a le droit de rester, lui ? »

Comme il lui répond que lui, non, Bree s’exclame :

« Il était au goulag ! (…) Donc, tu n’accueilles que des rescapés de l’Holocauste, exclusivement ? » (p. 1521-152)

Sous la plume de Shalom Auslander, on rit à des plaisanteries très limites. Il ose faire dire à Anne Frank, par exemple, qu’elle est « Miss Holocauste 1945 » ou bien, lors d’une halte à Berlin autrefois, sa mère a voulu lui faire visiter des camps de la mort, mais elle n’a pu aller qu’à Sachsenhausen, à contrecœur. Comme Solomon est malade à cause du gluten, allergie qu’il ignore encore, elle lui dit, après la visite :

« J’espère que tu es satisfait. Tu m’as gâché tout le camp de concentration. Tu entends ? Tu as tout gâché. » (p.220)

Shalom Auslander dit n’être pas pratiquant, mais rester « douloureusement, fatalement, incurablement, pathétiquement religieux. » Ce questionnement sur Dieu et sur le sens de la vie tient une place très importante dans ce livre qui, sous l’apparence d’une vaste blague, aborde des sujets graves. Malheureusement, le roman s’enlise un peu par la suite, et les ressorts comiques sont moins nombreux, les situations se répètent. Mais on garde à l’esprit que l’audace de Shalom Auslander n’est pas permise à tout le monde et que ce qu’il tient entre les mains est explosif.

Céline Maltère

Shalom Auslander, L’espoir, cette tragédie, Shalom Auslanfer, 10/18, 2014, 8€40

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