48 Heures Chrono : Remarques sur nos éducateurs nationaux

 

En refusant de perdre deux jours de leurs précieuses vacances, les enseignants français risquent de perdre beaucoup plus : leur âme.

 

I have to say, I’m beginning to hear myself keep repeating this phrase, but I loved being in that movie ! I try and love being in every movie I do. It’s such a waste of time if you’re not in love with the movies you do. Not only is it a waste of time, it’s a waste of effort if you’re not in love with the movies you do. I’ve only got one or two that I’ve not been particularly enamored with once I’ve started. But in general, you’ve got to love what you do. And you’ve got to communicate that you love it.

 

Timothy Dalton, comédien,

interprète, entre autres, de deux « James Bond ». 

 

Il y a environ un mois, le Parisien a consacré deux pages à la multiplication des agressions verbales et physiques perpétrées par les parents d’élèves contre les personnels administratif et enseignant à l’intérieur des établissements scolaires. L’article était assez bien fait et regroupait différents points de vue, mais nulle part n’était posée nettement la question de savoir à quoi pouvait bien être due l’augmentation — de 15% cette année — de ces agressions. Peut-être ces deux pages ne prétendaient-elles pas proposer autre chose qu’un constat. Mais peut-être aussi, dans la mesure où le phénomène se rencontre essentiellement dans certaines banlieues défavorisées, la conclusion de ce constat était-elle censée s’imposer d’elle-même : la violence introduite par les familles dans les écoles n’était autre que la violence traditionnelle des hordes barbares contre la culture.

           

            De fait, nous ne saurions en aucune manière justifier ces parents qui s’avisent d’aller faire le coup de poing avec un principal de collège ou avec tel professeur et nous pensons qu’il convient de les sanctionner sévèrement. Mais ne convient-il pas de se demander si l’insatisfaction qu’ils expriment n’est pas due chez eux au sentiment qu’ils sont victimes d’une tromperie sur la marchandise ? Leur rage n’est pas tant la marque d’une hostilité ou d’un mépris à l’égard de la culture que celle d’une profonde déception : consciemment ou non, ils ont le sentiment que l’École ne fournit pas à leurs enfants le lait et le miel qu’elle s’était engagée à leur fournir.

 

            Nous ne parlerons même pas ici du mirage de « l’ascenseur social », question essentielle mais qui ne nous semble pas être chronologiquement la première. Nous disons simplement qu’il doit être fort difficile pour des élèves de trouver bonne une soupe dans laquelle crachent ouvertement ceux-là mêmes qui la leur servent. Car que signifie d’autre cette affligeante victoire des syndicats la semaine dernière ? que signifie ce report de la prochaine prérentrée des professeurs du 29 août au 1er septembre, sinon qu’une grande partie des enseignants détestent leur métier ? Bien sûr, comme tout le monde, ils ont besoin de vacances. Mais chicaner pour quarante-huit heures, quelle honte ! N’ont-ils pas plaisir à retrouver leur travail, leurs collègues et — pourquoi pas ? — leurs élèves ? N’ont-ils pas plaisir à partager leurs connaissances, à communiquer leur enthousiasme sur tel ou tel sujet ? Certes, l’opération n’est pas toujours facile face à certains publics, mais il convient ici de citer l’image de Cicéron suivant laquelle on ne peut enflammer un morceau de bois qu’au moyen d’un morceau de bois déjà enflammé lui-même. Comment l’élève lambda pourra-t-il se passionner pour une œuvre littéraire ou une démonstration de mathématiques s’il sent que celui-là même qui est censé le conduire est en train de compter les minutes ?  Il n’est pas sûr que les « grands patrons » qui viennent visiter leurs patients le dimanche soir dans leur chambre d’hôpital soient tenus de le faire. Mais ils le font parce que c’est leur métier, parce qu’ils estiment que cela fait partie de leur métier et parce qu’ils aiment leur métier. Nous a toujours laissé sceptique, dans une salle des professeurs, le spectacle de certains collègues passant l’essentiel des récréations à chercher sur Internet la maison idéale pour leurs prochaines vacances…

 

            Quelle tristesse, vraiment ! Sans doute existe-t-il certaines professions peu « gratifiantes », comme on dit désormais, mais il est temps de révéler un secret à propos du métier d’enseignant. Contrairement à ce que disent les mauvaises langues, les enseignants n’ont pas deux mois ou trois mois ou six mois de vacances par an. Ils ont douze mois de vacances par an. Sans doute conviendra-t-il de soustraire à ces douze mois le temps pris par la correction des copies, mais quid du reste ? Il est impossible, pour un enseignant normalement constitué, de tracer une frontière entre ses activités et ses loisirs. Le professeur de Lettres qui lit un livre quel qu’il soit, qui va voir une pièce de théâtre ou un film, engrange à la faveur de ces « distractions » des éléments qui ne manqueront pas, un jour ou l’autre, de lui servir pendant un cours. Le professeur de Géographie qui part en vacances n’oublie en aucune manière sa « discipline ». La culture, puisque, encore une fois, c’est de cela qu’il s’agit ici, n’a pas de frontière. Je n’ai cessé de dire à mes élèves qu’ils ne réussiraient jamais un concours en ne voyant dans ce concours qu’un concours. Je crois sincèrement qu’il faut d’abord considérer le programme dudit concours comme l’occasion de découvrir des choses nouvelles et intéressantes. Le reste suivra.

 

            Bien qu’il ait trait à la corporation des enseignants et non à leurs ouailles, ce report de la prérentrée fait écho à la question des « rythmes scolaires » qui revient régulièrement sur le tapis depuis plusieurs mois et qui reviendra longtemps encore si on continue de la poser si mal. L’expression « rythmes scolaires » ne veut rien dire, tant elle est tautologique. Certes, il est absurde, honteux même, de voir certains emplois du temps infliger à de jeunes élèves des journées de neuf heures et les facultés d’attention de l’homo, même très sapiens, ne sont pas extensibles à l’infini. Mais, comme l’avait déjà signalé Sénèque il y a un certain nombre de siècles, il ne saurait y avoir d’acquisition des connaissances sans une certaine variété. On rompra la lassitude des travaux d’écriture en passant à la lecture, et on changera la nature des textes lus pour éviter que cette seconde activité ne devienne monotone. En fait, la question des rythmes scolaires se pose à chaque minute, à l’intérieur d’une même heure de cours. A sa manière, le professeur est tenu de remplir le même contrat que tout artiste : il doit tout à la fois offrir à son public un thème et des variations sur ce thème. Il doit trouver sans arrêt les digressions un peu hypocrites qui, en réalité, ne font qu’aider l’auditoire à garder le même cap. En un mot, les rythmes scolaires idéaux sont ceux qui permettent à l’élève de ne jamais s’ennuyer.

 

            Ajoutons que la question de l’autorité nous paraît tout aussi vaine que celle des rythmes scolaires, puisque c’est exactement la même. L’autorité, la vraie, l’auctoritas, ne consiste pas à menacer de mort les élèves qui n’écouteraient pas ou qui consulteraient leurs mails sur leur smartphone pendant le cours. L’autorité consiste à les persuader qu’on va leur apporter, qu’on va leur offrir quelque chose de bien plus profitable pour eux que leurs mails. Oui, pour eux. Car le détenteur de l’auctoritas, l’auctor, est étymologiquement celui qui augmente, non pas son propre pouvoir, mais le pouvoir des autres. Le professeur est le préfacier du livre que chaque élève a commencé d’écrire lui-même. Ou, plus simplement encore, il faut faire comprendre à l’élève que le livre qu’on « l’oblige » à lire est toujours, d’une certaine manière, un livre dont il est lui-même le héros. Évidemment, plusieurs siècles d’ironie, cette spécialité si tristement made in France, rendent ce changement de point de vue toujours un peu difficile, mais c’est bien là qu’est l’enjeu.

 

            Troisième question tout aussi vaine que les deux précédentes, régulièrement avancée par de jeunes collègues de bonne foi et qui souvent, d’ailleurs, ne font que répéter ce qu’on leur a dit de dire : celle du manque de moyens. Et la presse ajoutera, dans le même ordre d’idée, celle des effectifs. Allons donc. Une classe de quarante élèves attentifs est bien moins fatigante à « tenir » qu’une classe de huit élèves endormis ou dissipés. Évidemment, il convient de tenir les quarante élèves, mais, pour les raisons qu’on vient d’expliquer, et malgré tout l’intérêt que peuvent présenter l’audio-visuel et l’informatique, l’intérêt du métier de professeur, le « challenge » qu’il représente, c’est de passionner un auditoire pendant deux heures, avec une seule baguette magique, à savoir le bâton de craie sur le tableau, autant, sinon plus que ne le passionnerait un blockbuster américain rempli d’effets spéciaux. Encore faut-il, bien sûr, que le prof ait lui-même bien vu qu’il y a autant d’effets spéciaux dans dix lignes de Cicéron ou de Montesquieu que dans le dernier Godzilla.

 

FAL

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5 commentaires

φωνὴ βοῶντος ἐν τῇ ἐρήμῳ ;-)

pas pu comprendre le dernier mot (mon traducteur automatique non plus) 

Alors, au risque d'être doublement pédant, je récidive en latin (d'ailleurs, ma mémoire m'a joué un tour, je croyais FAL prof de grec...) Je disais donc vox clamantis in deserto... car le discours plein de bons sentiments de l'auteur de l'article a peu de chances selon moi d'être entendu...Toutefois, si mes souvenirs sont bons, il me semble que Jean-Baptiste, prêchant dans le désert, a tout de même fini par être écouté, lui, (mais il n'avait pas, il me semble, des syndicats contre lui...)

... quant au smiley, je ne sais comment le traduire en latin...