Brève remarque sur l’affaire Bedos-Morano

Comme la lune… 
Et la Justice pour tousser ?

 

Comme je demandais un jour à Claude Chabrol, lors d’une interview, pourquoi il s’était fatigué à aller chercher outre-Atlantique un acteur qui, dans son film, ne réussissait qu’à avoir l’air godiche de bout en bout, il abonda aussitôt dans mon sens et s’écria : "Ah ! oui, quel con, celui-là !" Mais tout Chabrol et tout impertinent qu’il était, il posa tout aussitôt la main sur mon magnétophone — oui, cela se passait en des temps très anciens… — en m’implorant de ne pas publier ce qu’il venait de dire. Car il savait qu’il y a des choses qu’on peut penser, mais qu’on n’a pas le droit d’exprimer, ou tout au moins de divulguer hors d’un certain contexte.


Ce qui m’amène ici à dire un mot de l’affaire Nadine Morano-Guy Bedos. Celui-ci, comme on sait, aurait évoqué celle-là en utilisant, mais au féminin, le même mot que Chabrol à propos de son piètre comédien. Procès. La justice a tranché : Bedos n’a pas été condamné, puisque, dixit en substance le juge, le traitement qu’il avait imposé à Nadine Morano était du même tonneau que tout ce qu’il pouvait raconter de manière générale dans ses spectacles et qu’il ne convenait donc pas d’en faire un fromage.


Tiens donc ? Ce n’est pas Bedos, ce n’est pas Morano qui nous occupe et nous préoccupe ici. C’est la justice, et c’est bien plus grave.


Passons sur l’argument de l’avocat de la défense selon lequel, comme le spectacle n’avait pas été enregistré, il n’était pas prouvé que Bedos avait dit ce que Morano lui reprochait d’avoir dit. Bedos lui-même, sauf erreur, n’a pas vraiment protesté de son innocence sur ce point. Mais c’est cet acquittement au nom de l’humour qui ne laisse pas d’être inquiétant, car il semble indiquer que certains de nos juges n’ont plus un sens très précis des mots qu’ils emploient, alors même que leur fonction de judex consiste à dire le droit (jus dicere), donc à faire passer si possible la vérité à travers les mots.


De deux choses l’une. Ou bien on prend l’affaire au premier degré, autrement dit en faisant totalement abstraction de la question de l’humour, et le qualificatif de "conne" ne peut être considéré que comme une insulte. Ou bien on fait entrer en jeu cette notion d’humour… et on n’est pas sorti de l’auberge. Bien sûr, il n’est pas aisé de définir en quelques mots cette notion — et, par exemple, la distinction qu’on établit traditionnellement entre l’humour et l’ironie est loin d’être aussi "évidente" qu’on le prétend —, mais disons que, à la base, l’humour consiste à présenter une catastrophe sous un jour heureux. Exemple : "Jules eut beaucoup de chance ce soir-là : des trois balles qui l’atteignirent, une seule fut mortelle." Autre exemple : Woody Allen expliquant en substance, dans un de ses films ou une de ses nouvelles, que sa grand-mère n’avait pas émigré parce qu’elle était beaucoup "trop occupée à se faire violer par les cosaques." Comme si la malheureuse avait souhaité ce qui lui arrivait. Humour enfin, ce mot attribué, entre autres, à Tristan Bernard ou au père d’Anne Frank au moment de leur arrestation et de celle de leur famille par la milice ou par la Gestapo : "Jusqu’ici nous vivions dans la crainte ; désormais nous vivrons dans l’espoir." L’humour est donc là pour nous dire (pour nous faire croire ?) qu’aucune maladie n’est incurable. C’est, comme a dit l’autre — mais on ne saura jamais qui, en l’occurrence, était l’autre, la formule se suffisant de toute façon à elle-même —, "l’humour est la politesse du désespoir".


There’s the rub. Oui, c’est là que ça coince. Bedos n’a tout simplement pas été poli. Il eût fait semblant de s’émerveiller devant l’intelligence supérieure de Morano — c’eût été à la fois plus gentil, plus méchant et plus drôle. Et inattaquable. Une bonne caricature, comme l’a expliqué Bergson, ne déforme pas la réalité — elle se contente de la prolonger. Encore une fois, on ne saurait tenir dans un spectacle public les discours qu’on peut tenir dans un repas entre amis. Certes, la frontière entre vie publique et vie privée s’effrite chaque jour un peu plus, mais il n’est pas sûr que ce soit une bonne chose. En tout cas, la décision de justice absolvant Monsieur Bedos sous prétexte qu’il n’est pas allé ce jour-là plus loin que d’habitude ne laisse pas d’être surprenante. Elle semble impliquer qu’un amuseur n’a qu’une seule loi à observer — la sienne.


On pourra regretter l’époque où le jeune Guy Bedos se moquait de lui-même (et de son léger accent négripède) dans un sketch qui commençait par la phrase : "Je reviens d’Angleterre…" Mais c’était il y a un demi-siècle. C’était une autre époque, où l’on pouvait encore penser que l’orator, qu’il soit homme politique, avocat, amuseur public, devait répondre à la définition donnée et martelée par Caton, Cicéron, Quintilien et quelques autres "anciens" : vir bonus dicendi peritus. Inutile de prétendre maîtriser la parole si on n’est pas d’abord un homme de bien. Autrement dit si on ne respecte pas les fondements mêmes du jeu social.

 

FAL

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