Rodin, l’empreinte d’un dieu antique

C’est à Meudon, où il possède son atelier et le gardera jusqu’à sa mort que Rodin réunit sa collection d’antiques - souvent constituée de fragments - qui l’« instruisent », car il « aime ce langage d’il y a deux ou trois mille ans, plus près de la nature qu’aucun autre ». Il écrit encore dans une lettre datée de 1905, soit douze ans avant sa mort : « Je crois les comprendre, je les visite continuellement, leur grandeur m’est douce….Ce sont des morceaux de Neptune, des femmes déesses…ce sont mes amis de la dernière heure ». Ces mots soulignent combien Auguste Rodin, qui a découvert l’antique au Louvre, s’est passionnément intéressé à la statuaire antique. Sa connaissance des œuvres des grands sculpteurs est telle que devant ces fragments, réunis dans « l’atelier sacré » situé sur la partie haute de la ville et devenu une « acropole à sa mesure », son esprit « les anime encore plus, les complète facilement, en vision ». Ces fragments constituent pour Rodin des œuvres en soi, comme si l’inachèvement suffisait pour signifier la beauté de l’ensemble. Au détriment en quelque sorte des autres pièces dédiées normalement à la vie quotidienne, ne disposant que d’une « austère chambre », il donne une priorité exclusive aux pièces antiques qui occupent la majeure partie de l’espace de cette villa des Brillants qu’il avait acquise en 1895. Rainer Maria Rilke, qui fit trois séjour auprès de Rodin et vécut un temps à Meudon, écrit à sa femme Clara, le 2 septembre 1902 : « C’est une impression extrêmement forte que cette vaste halle claire où toutes ces sculptures blanches, éblouissantes semblent vous regarder derrière les hautes portes vitrées, comme la faune d'un aquarium. Une grande, une immense impression…».

 

Pour Rodin, « Phidias de la sculpture moderne », second Michel-Ange, l’antique est synonyme de perfection, d’achèvement absolu des formes. Lui-même observateur assidu et inlassable de la nature, convaincu de la nécessité de se rapporter à elle pour pouvoir produire un art digne de ce nom, Rodin admire les artistes grecs qui sont à ses yeux manifestement supérieurs aux autres parce qu’ils se sont, justement, tenus au plus près de la nature.

 

Beaucoup de ses études en plâtre qu’il réalise alors reprennent des thèmes mythologiques ou s’en inspirent. Muses, tritons, sphinges, centauresses et minotaures, il façonne la matière avec ce souci de rendre à la vie toute son expression et à la chair son éloquence. Par le modelé, il arrive à saisir toutes les manifestations de la vie, ses frémissements dans sa sensualité, sa pudeur, son énergie, ses élans, son mystère, dont tour à tour, l’Eve, le Torse d’Adèle, La Méditation, L’Ombre, ou encore La Voix intérieure, de 1896, pour ne citer que ces cinq œuvres, rendent compte. Il revisite souvent la statuaire grecque, en renouvelle les volumes, fusionne les mouvements, les actualise. Ainsi par exemple de cette statuette d’Aphrodite anadyomène accroupie du type de Rhodes, (Ier s. av. J.C.) en marbre, toute en courbes gracieuses, qui sert à Rodin pour composer vers 1882 une statue de nu féminin dont il concentre la position et simplifie la puissance et où « sa fougue et sa fantaisie se donnent libre cours »,

 

Ecrit sous la direction de Pascale Picard, conservateur au musée départemental Arles antique, avec la participation de 24 auteurs apportant des contributions essentielles aux quatre chapitres, - La lumière de l’antique, L’atelier sacré, Divinités déchues, Capturer l’antique - cet ouvrage met en lumière la relation profondément affective de Rodin envers l’art antique et l’« amour immense qu’il portait aux anciens ».

 

Certes, livre d’une grande érudition comprenant des annexes et de nombreuse notes, il intéresse les admirateurs de l’artiste ; mais il permet aussi, grâce notamment aux reproductions d’une qualité parfaite, d’entrer de près dans l’univers de travail du maître et de mieux percevoir les existences esthétiques de l’insigne créateur du Penseur, du Baiser, de Fugit Amor ou encore de La Porte de l’Enfer et des Bourgeois de Calais, pour ne citer que quelques œuvres parmi d’autres, tout aussi célèbres. Les comparaisons avec les pièces antiques sont une occasion de voir comment Rodin transposait les formes anciennes pour se les approprier et se lancer dans son propre processus créatif. On note également l’importance et la nécessité pour lui de ses dessins et ses merveilleuses aquarelles. Copiant, imaginant, reprenant, amputant les types d’œuvres antiques auxquelles il se référait afin de parvenir à obtenir ce « langage du corps » immortalisé par les Grecs, il puisait dans ces feuilles aux teintes douces et comme lavées un répertoire sans cesse corrigé, augmenté, approfondi. Les dessins prouvent d’ailleurs que, comme il le disait, sa « sculpture n'est que du dessin sous toutes les dimensions ». Le lecteur de ce magnifique livre peut notamment trouver au début un parallèle intéressant entre Ingres et Rodin et une mise en miroir de ces deux génies du XIXème siècle, qui tirèrent l’un comme l’autre de l’antique les sources de leur travail et le voyaient comme un « médium fédérateur ». Deux expositions, à Arles puis au Musée Rodin à Paris, mettent en valeur cette souveraine approche de Rodin envers l’Antiquité.  

 

A Meudon, « devant l’immensité du paysage et la solitude des petits jardins clos, face aux stèles funéraires et aux torses de Vénus, Rodin conversait avec les antiques ». Avec intérêt et bonheur, la conversation se poursuit tout au long de ces pages.

 

Dominique Vergnon

 

 

Pascale Picard, Rodin, la lumière de l’Antique, Gallimard, 408 pages, nombreuses illustrations, 22x28 cm, avril 2013, 45 euros.

 

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.