Jean Martin, une profonde compréhension humaine

« Vous unissez les extrêmes, Vous sanctifiez la chair, Vous spiritualisez les corps et vous incarnez les esprits ». Ces mots écrits par Jean Guitton, le 19 avril 1983, sur le livre d’or de la célèbre galerie parisienne que dirige Katia Granoff* où avait lieu une grande rétrospective qui lui était consacrée, donnent de la vie et de l’œuvre de Jean Martin comme une image globale et font en quelque sorte la synthèse d’un artiste avançant largement hors des sentiers communs. Son existence comme son travail se sont en effet partagés entre des bornes aussi éloignées que voisines, balisant les unes et les autres un parcours tout entier marqué du sceau de l’originalité. 



Entre elles, servant de repères extrêmes, s’est déployée sans limites une créativité tour à tour heureuse et torturée, sensuelle et ascétique, poétique et solitaire, prenant sa source dans la réalité quotidienne et trouvant son épanouissement sur une palette sombre autant que lumineuse, puis sur la scène du théâtre, à l’écran de la télévision, sur les vitraux, dans des revues. Pour le suivre et le comprendre, qu’en est-il de ce cheminement qui s’enracine à la fois dans l’inquiétude et l’insouciance, à parts égales, le partageant entre les désirs et les rigueurs ? Les deux ouvrages qui accompagnent la vaste exposition de « La Piscine » mettent en évidence combien l’œuvre de Jean Martin s’enveloppe de ces sincérités successives qui cependant ne paraissent pas être chez lui des recherches d’opportunités plus ou moins franches comme on en note chez d’autres artistes. Il s’agit bien plutôt d’évolutions, de réflexions, d’inflexions, de prises de conscience, de remises en ordre en vue d’accéder à davantage de loyauté envers soi et le monde observé, dénudé de ses artifices, suivant une approche esthétique analysée et présentée de façon subtile et complète dans ces pages comme dans ce lieu, devenant la révélation la plus explicite et la plus directe de cet artiste qui possédait une profonde compréhension humaine.


 

Les accents de cette peinture sont assez marqués pour que le jugement y adhère. Que discerne-t-on d’abord, sinon que la gaieté le dispute à la tristesse, comme le bonheur de vivre à l’angoisse de mourir. Cette Maternité de 1934, apaisée, silencieuse, toute tissée d’amour pour l’enfant qui joue avec le collier dans les bras patients de sa mère qui n’a de regard que pour lui, renvoie à son exact contraire, La Blessure au côté, de 1940, où l’on voit un soldat mourant, autre Christ frappé, perdant un peu de sang par la plaie ouverte, porté par un autre militaire, pilote d’aviation, qui pour le sauver le charge avec cette rude camaraderie qui est en temps de guerre le dernier lien humain au milieu du fracas des armes. 



Ce qui a été vécu pendant cette période des douleurs et des espoirs est à lire dans le chapitre intitulé « Peindre pour le temps de guerre ». Jean Martin a une vingtaine d’années quand éclate le premier grand conflit du siècle. Il voit les hommes mutilés, les hommes martyrisés. Il voit aussi les hommes résister. Il sait à travers quelques toiles aux formes et aux tonalités prégnantes comment dénoncer l’aveuglement coupable des chefs et des responsables. « La cécité devient ainsi pour Martin la métaphore de la situation de l’homme vis-à-vis de la guerre ». Image terrible, quatre aveugles, pieds nus, l’orbite vide et blanche, la canne comme un vain support à leur marche hésitante, descendent un long et étroit escalier, pris entre deux murs bruns. Hommes autant que saltimbanques, étirés par la douleur de ne rien voir du spectacle du monde, plus maigres que minces, croisant bras et jambes, ils pourraient appartenir à un double héritage, celui du Greco et celui de Picasso, selon les mots de Katia Granoff qui s’appliquent ici dans leur justesse et leur réalisme. Les sujets choisis témoignent d’un engagement continu et consenti en faveur des oubliés de la société, comme ce pauvre mendiant, désemparé dans la ville dont on ne voit que les murs et un réverbère, se couvrant pour avoir moins froid, tenant d’humbles fleurs (L’Homme aux violettes). Satire, accusation, inculpation des politiques aberrantes, cette toile « illustre l’apologue du Christ adressé aux Pharisiens : « Si un aveugle guide un aveugle, ils tomberont tous les deux dans la fosse ». Son sens n’a rien perdu de sa portée et prend une nouvelle dimension sur ces toiles.

 

Enfant, jeune apprenti, comptable, Jean Martin ne cesse de dessiner. C’est comme un besoin irrépressible, une manière de gagner sa place sur les jours difficiles. Le fait qu’il soit autodidacte lui permet sans doute de progresser vite et à tous niveaux. La découverte qu’il fait des primitifs italiens est devenue un accompagnement évident et cependant en retrait de ses recherches et de son désir d’aller plus loin, vers ce besoin de transcendance qui s’accomplit au cours des années consacrées à l’art sacré. 



Davantage dans cette période - mais ils transparaissent déjà et également dans sa manière antérieure - ces quatre signes que sont la foi, la mesure, la couleur et la clarté, mentionnés par Marcel Michaud en 1944, éclatent dans toute leur splendeur. Autour, librement, loin des académismes jugés contraignants, s’est construit l’essentiel de son style, que personne ne pourrait taxer d’impersonnel et que la critique salue. Le calme du trait, l’économie des lignes, la pureté des volumes, la surcharge inutile évitée, pas « la moindre place à l’à-peu-près, à l’inachevé », chaque élément est porteur d’un message qui ainsi épuré acquiert une éloquence au contenu complet. Minimo sumptu, maximum effectum, on pense à ces mots souvent repris et que Leibnitz utilisa comme un axiome pour rappeler que la plus belle création s’obtient avec peu.

 


Un des aspects les plus inattendus pour l’œil encore imprégnés de la puissance des tableaux qui ont assis la renommée du peintre, est celui qui concerne son travail pour le théâtre. Changement radical de décor, au propre comme au figuré. Nouvel univers. Jean Martin illustre les pièces, que ce soit Electre, La Nuit des fous ou Barbe- Bleue. On est là loin des figures austères, des constats douloureux. Les costumes sont légers, seyants, drôles, curieux. Il suffit de voir ces gouaches vives et très parlantes pour saluer le talent d’imagier médiéval de Jean Martin. Blanche de Castille, un héraut anglais, le capitaine Flambart, Marguerite d’York, Joinville à Damiette, en eux se réunissent la fantaisie, la finesse, la délicatesse de l’esprit qui impose et la sûreté de la main qui compose. Après la rude observation des hommes, voici la douce audition de leurs semblables quand ils sont sur les tréteaux. Après les « couleurs de l’inquiétude », voici les teintes de la plénitude. Ne serait-ce pas là, « dans cette ambiguïté généreuse, souvent austère, jamais desséchée, où l’on voit son meilleur autoportrait » ?

 

Dominique Vergnon


*   dont il fait le portrait en 1981 (La Poétesse)

 

Jean-Christophe Stuccilli, Jean Martin, 1911-1996, peintre de la réalité, Somogy Editions d’art, 320 pages, 337 illustrations, juin 2016, 22x28 cm, 39 euros.


Sous  la  direction  d’Alice  Massé  et  de Jean-Christophe  Stuccilli, Jean Chamarat, Fanny Legru, Les Jean Martin de La Piscine, Snoeck, 304 pages, 450 illustrations, 16,3x23,5 cm, juin 2016, 26 euros.

 

Jean Martin, (1911-1996), de l’atelier à la scène, La Piscine - musée d’art et d’industrie André Diligent, Roubaix ; jusqu’au 9 octobre 2016 ; www.roubaix-lapiscine.com

 

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