Dessins d’histoire, histoire des dessins

Double concordance, comme souvent entre l’histoire et l’art, les convulsions de l’une accompagnent les bouleversements de l’autre, le second devenant le miroir de la première, celle-ci l’influençant en retour. En quelques décennies, la société française vit des mutations fondamentales, la monarchie fait place à la Révolution. Le constat est manifeste, c’est « un monde qui bascule du lieu de la cour où évolue la noblesse à l’espace de la rue où prime la notion de citoyenneté ». Cette rupture, les artistes sont les premiers à la ressentir et à enregistrer les changements qu’elle suscite. Après la couleur, la ligne s’impose. Le dessin, sans doute par sa latitude d’être au plus près des sujets de la vie, de montrer le processus créatif et d’être une manière de synthèse des arts, témoigne de ces transformations discrètes qui semblent limitées au départ et deviennent avec le temps radicales et immenses. La présentation qui s’est récemment ouverte à la Fondation Custodia en porte témoignage. Les 145 dessins réunis sont l’expression la plus affinée de ce passage d’une esthétique à l’autre, l’académisme cédant devant un retour du classicisme, précurseur d'un romantisme encore à venir. Chez les amateurs d’art, les goûts ont évolué, conduisant les artistes à réinventer à partir d’un nouveau vocabulaire leurs approches créatrices pour répondre à ce renouvellement des regards portés sur l’Antiquité, l’homme, la morale et la nature dont l’observation, selon le comte de Caylus, permet d’échapper au caractère maniéré associé au style rocaille, désormais objet de la critique. Le corps et son étude constitue un élément essentiel de l’enseignement qui est dispensé aux jeunes artistes.

Pour ces derniers, apprendre l’anatomie masculine à partir des modèles est un exercice qui requiert une virtuosité et un sens de l’observation particulièrement poussés et la connaissance des marbres antiques notamment devient comme un préalable à un travail de qualité. François-André Vincent (1746-1816), qui séjourna à Rome, en donne un exemple parmi les plus aboutis de la série des dessins qui ouvre le parcours. De même, est-il intéressant de rapprocher deux autres dessins exécutés devant le même modèle, l’un de Jean-Baptiste Isabey, connu pour ses miniatures, père d’Eugène, qui sera célèbre sous le Second Empire, l’autre d’Anthelme-François Lagrenée. Chacun donne de la même pose une vision qui lui est propre, Isabey soulignant la musculature par un jeu de contrastes presque audacieux, les rehaussant de blanc, tandis que Lagrenée, soucieux de bien rendre la réalité corporelle du modèle, s’en tient en quelque sorte à sa restitution certes remarquable, très forte dans sa présence, mais plus sèche, moins vivante dans la chair même.


C’est par le visage féminin, plus sensible, plus nuancé, que les artistes concourant pour le prix de la Tête d’expression, instauré en 1759 par le comte de Caylus désirant alors renouer avec les théories de la Renaissance italienne afin de former les artistes à un « art plus vrai et plus riche de passions et d'actions », abordent les émotions comme L’Attention d'Alexandre Moitte, La Surprise mêlée de joie de Jean-Baptiste Regnault et surtout David, qui à la pierre noire, estompe et rehauts de pastel et de blanc sur papier beige, réalise une admirable figure de La Douleur (1773).



Le voyage d’Italie s’imposa longtemps à tout artiste comme un passage obligé pour apprendre des grands maîtres du passé et des leçons de l’histoire romaine. L’Académie de France qui s’installe à Rome en 1725 accueille les pensionnaires qui envoient leurs travaux en France. A côté des marbres antiques et du nu, ils peuvent aussi trouver des sources d’inspiration dans la société locale et les monuments, comme ceux admirablement traités par Hubert Robert, qui séjournera plus de dix ans à Rome, Louis Chaix (1740-1811) qui loge parmi les ruines du Colisée de petits personnages, Louis-François Cassas, voyageur accompli, qui exécute une très fine vue de l'Isola Bella. Mentionnons encore cette feuille de Fragonard, représentant L’Enlèvement de Ganymède et qui, à la plume, encre noire et lavis d’encre de Chine, reprend le tableau portant le même nom de Rembrandt, exécuté à l’huile, sans rien perdre de sa force à la fois comique et de sa puissance d’évocation, l’aigle aux ailes largement déployées emportant dans les airs le jeune prince troyen, devenu un tout jeune enfant potelé et pleurant.



Greuze, qui se gagna la faveur du public pour ses scènes de genre, attire toujours l’attention, pour ses qualités exceptionnelles de metteur en scène d’un théâtre de la vie quotidienne, d’observateur en retrait des plaisirs de l’amour, voire de caricaturiste (Le Charcutier, pinceau et lavis gris). Les 7 œuvres exposées rendent compte de cet éventail des talents de Greuze, aussi fin humoriste qu’avisé moralisateur.

Cette transition évoquée entre le style rocaille et le néoclassicisme ne se manifeste pas avec la même évidence dans le domaine des arts décoratifs. Des artistes comme Jean-Charles Delafosse ou Pierre Ranson réalisent des ornements et des décors d’appartement dont les éléments renvoient à des motifs à la mode, comme les turqueries et les chinoiseries.



Enfin, réunis dans un ensemble prestigieux par le nombre et l’originalité des œuvres présentées, les dessins d’architecture, une des nouveautés apparues dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, révèlent à la fois la maîtrise des règles et des conventions par les artistes et leur capacité infinie d’imagination. Perspectives, points de fuite, pyramides, portiques, coupes, élévations des bâtiments, statues, masses, plans, toutes les compositions prouvent une extrême connaissance des exigences du graphisme pour donner, que ce soit aux fantaisies, aux monuments, aux palais, à une ménagerie (Charles Percier) jusqu’à un lazaret (Jean-Charles-Alexandre Moreau) cette vérité des volumes, des proportions, de la lumière et ce côté parfois théâtral qui donne à ces dessins beaucoup de poésie.



Possédant la plus vaste collection de dessins de France après celle du Louvre, les Beaux-Arts de Paris et la Fondation Custodia poursuivent une collaboration d’excellence qui éclairent dans cette exposition beaucoup de chefs-d’œuvre, dont un grand nombre sont inédits. La sobriété de l’accrochage met chaque dessin en valeur, rappelant que « le dessin est un langage sensible qui parle aux yeux, qui donne de l’existence aux pensées ».


Dominique Vergnon


Sous la direction d’Emmanuelle Brugerolles, De l’alcôve aux barricades, de Fragonard à David, dessins de l’Ecole des Beaux-Arts, Beaux-Arts de Paris éditions, septembre 2016, 400 pages, nombreuses illustrations, 31,5x23 cm, 39 euros.


Fondation Custodia, 21 rue de Lille, 750107, Paris; www.fondationcustodia.fr; jusqu'au 8 janvier 2017

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