Henri Michaux, s’effacer pour rayonner

Il ne le souhaitait pas, de son vivant en tous cas. Mais sa double dimension d’écrivain et d’artiste est telle que, la mort effaçant les préventions, elle remet son nom dans une juste perspective. La notoriété qu’il redoutait est là. On s’en félicite. Le catalogue publié à l’occasion de l’exposition qui s’est ouverte à Paris, après celle de Bruxelles, lui redonne la place incontestable qui lui revient, sans méconnaître son désir d’austérité, d’oubli, de tout éloignement de la renommée. D’où les nuances, les subtilités d’approche, la mesure de cette double présentation. Les auteurs en ont conscience, ils portent donc les rayons de la lumière sur l’écrivain comme sur l’artiste avec respect.

 

Dévoiler Michaux semble aussi difficile que commode. Difficile parce que l’homme s’efface sans cesse, moins par calcul caché que par discrétion sincère, plutôt par conscience de ses limites humaines. Commode, parce que légitimement, sa personnalité domine ou plutôt déborde la littérature et son talent le fait entrer dans la catégorie des artistes éminents. Ses voyages, ses amitiés, ses étonnantes trouvailles de mots, ses surprenantes associations de couleurs, offrent une abondante provision de thèmes, de sujets, d’explorations. Il faut se plonger dans le passionnant ouvrage Lire Michaux de Raymond Bellour, qui, il y a plus de vingt ans, entreprenait l’immense travail d’édition des Œuvres complètes d’Henri Michaux dans la Bibliothèque de la Pléiade, pour voir se dégager au fil des pages la densité du personnage sous son enveloppe en apparence légère.

 

Comment comprendre sa démarche, ses intentions, comment entrer dans sa pensée ou sa logique ? Un exemple, qui suscite la surprise voire l’incrédulité, tant il est à l’opposé des envies de gloire que chacun ressent parfois. Deux lettres en font foi. On peut les lire intégralement. L’une, datée du 22 décembre 1983, écrite par Claude Gallimard, propose à Henri Michaux de réaliser ses œuvres dans la prestigieuse collection. L’autre, datée du 17 janvier 1984, qui est donc la réponse de Michaux, indique que c’est « une distinction que je préfère éviter, parce qu’elle ferait de moi définitivement un professionnel au lieu de l’amateur que je préfère être et demeurer ». Un peu plus loin, les mots définitifs : «…un véritable dossier où l’on se trouve enfermé, une des impressions les plus odieuses que je puisse avoir et contre laquelle j’ai lutté ma vie durant ». Qui refuserait pareille reconnaissance ? Et bien Henri Michaux dit non, comme il dira non des dizaines de fois à des demandes de conférences, des remises de prix, des photos. Jean-Luc Outers recense les raisons et les circonstances cette incroyable attitude de refus dans un non moins érudit ouvrage.  

 

Pour approfondir l’œuvre et l’homme, sans les séparer, ce qui serait porter atteinte aux deux, le texte des deux auteurs, également commissaires, réduit la focale. Afin d’aller à un essentiel qui définisse littérature et art sans les amoindrir ni les exalter, qui montre assez sans tout révéler, qui cache tout en montrant suffisamment, pour reprendre l’image de Michaux. On suit alors dans ses méandres un itinéraire de vie intérieure, une sorte de courant « alternatif » qui parcourt l’acte créateur et signe un lot dense de lettres, des dessins nés hors des imaginations les plus étranges, un cheminement simplement balisé où l’esthétique des sens donne le ton. Les repères sont utiles. En voici quelques-uns : une biographie rédigée à la troisième personne, un nom qui  est « boulet » pour celui qui le porte, quelqu’un qui n’habite pas ces lieux, c’est-à-dire sa propre identité, une volonté de « disparaître du quotidien », les minces empreintes laissées en espérant qu’elles se fondent dans l’oubli. La statue s’installe dans l’espace, l’occupe, accroche la lumière par toutes ses facettes. A la fin, elle est dévoilée. Les œuvres accrochées, les documents rassemblés témoignent de cette singulière existence. Henri Michaux n’échappera plus à son destin. Son monde personnel est restitué. On tente d’entrer par la bonne porte dans cet univers étrange, de donner un visage à ces créatures qui sous des couleurs douces, rose, bleu ciel, marron, deviennent sous la main poussée par le rêve des monstres composant une espèce de tapisserie troublante. Le mystère des meidosems, s’il ne s’élucide pas, fascine.  

 

Autour de Michaux, on croise Paul Klee, Magritte, Zao Wou Ki. Avec son regard de poète, son ami Supervielle nous le décrit. « Si je me risquais à faire le portrait de Michaux, je dirais qu’il a une tête magique, modelée par l’artiste durant une nuit d’insomnie, une nuit blanche comme lui. Avec son regard coupant, son menton coléreux et ses lèvres orageuses, c’est un chef très ancien et très moderne de la grande tribu humaine. Mais s’il est impitoyable, c’est surtout pour lui-même ». Michaux a écrit un jour : « Je peints et j’écris pour me trouver ». Y est-il parvenu ? Qui a la clé de l’énigme ? Livre et exposition en tous cas proposent les éléments pour en ouvrir un peu plus la porte.

 

Dominique Vergnon

 

Jacques Carion, Jean-Luc Outers, Henri Michaux, face à face, La lettre volée - Bibliotheca Wittockiana, 157 pages, nombreuses illustrations, 16x22,5 cm, février 2016, 22 euros.

 

Centre Wallonie-Bruxelles, jusqu’au 21 mai 2017 ; www.cwb.fr  

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